• Lundi 7 avril

     

     

         Larcher introduisit la clé, donna un quart de tour et, de la main gauche, releva la porte du garage qui bascula en couinant, sans résister pourtant. Le 4X4 le regardait de ses gros yeux d'insecte myope. Il était couvert de poussière et de boue séchée mais il l'attendait, patient et disponible. Larcher se retourna vers Coralie.

           - Tu sais, faudra qu'on le révise un de ces jours. Qu'on vérifie que tout va bien. On lui a fait subir un sacré rodage...

               - Tu t'y connais, toi, en voitures ?

       Il eut un petit rire.

               - Je crois pas qu'on puisse dire ça... Enfin, je sais faire une vidange quand même...

       La jeune femme n'était déjà plus intéressée par la conversation. Elle contemplait le parc qui resplendissait sous le soleil. Les premiers bourgeons étaient apparus depuis longtemps et toutes les plantes se préparaient pour un nouveau printemps. Le vert pâle des feuilles naissantes nuançait de douceur la terre qui se réveillait de son hibernation. La nature ne se soucie guère des malheurs des hommes, pensa-t-elle, nostalgique. Elle revint à son compagnon.

              - Tu pars combien de temps ?

         - Je fais le plus vite possible. D'abord le supermarché, l’essence et après, si je trouve pas l'électrogène, je file sur Sézanne. Mais rapide, hein, uniquement pour repérer. Disons, deux heures au grand maximum. Je serai de retour avant 4 heures. Tu es sûre que tu ne veux pas venir ?

         Elle secoua négativement la tête.

          - Non, je suis encore fatiguée et puis... j'ai pas envie de revoir... tout ça. Pas aujourd'hui. Mais, toi, sois prudent, hein ?

              - Promis. Au premier truc un peu suspect, je rapplique dare-dare, tu peux compter sur moi. A propos, je te le répète encore : tu t'enfermes bien. Et tu branches les alarmes, ajouta-t-il en grimpant dans la voiture.

         Elle le regarda sortir la voiture puis, fragile silhouette dans le contre-jour des vitres, descendre doucement l'allée. Il la salua d'un petit signe de la main avant de disparaître sur la route, derrière les arbres. Elle écouta diminuer le ronronnement du moteur rapidement couvert par les sifflements aigus d'une bataille d'oiseaux. Elle revint à pas lents vers la maison, verrouilla consciencieusement la porte d'entrée et s'assit sur le canapé du salon. Elle avait dressé dans sa tête toute une liste de tâches plus ou moins urgentes à faire mais elle n'arrivait pas à se décider. Ce n'était pas le fait de se retrouver seule pour la première fois depuis si longtemps qui lui pesait. Elle était réellement fatiguée. Fatiguée de sa dernière nuit à se retourner dans son lit, sans trouver le sommeil. Fatiguée aussi par tous les événements qu'elle venait de vivre et qu'elle arrivait seulement maintenant à commencer à intégrer. Elle se renversa en arrière en soupirant et ferma les yeux. Cette nouvelle vie si inattendue, si dérangeante. Cette nouvelle existence de solitude. Sans les autres. La nuit précédente, lors d'un de ses rares moments d'assoupissement, elle avait rêvé à ses parents, à son frère. Qu'étaient-ils devenus ? Que leur était-il arrivé ? Etaient-ils encore vivants, ailleurs, à se demander si elle aussi... ? Comment faire pour savoir ? Comment les rechercher ? Par où commencer ? Ne valait-il pas mieux... Après, impossible de retrouver le sommeil. La vie sans les autres, sans ses amis. Une existence étrange, comme si elle était en vacances loin d'eux mais pour toujours. Elle sentit une larme poindre au bord de sa paupière. Julien avait raison : c'était de se retrouver enfin à l'abri, après toutes les horreurs qu'elle avait vues, toutes les épreuves qu'elle avait subies, qui, par une sorte de tension tout à coup retombée, la rendait si fragile. Il lui faudrait, elle en était persuadée, bien des jours encore, pour se remettre, pour s'adapter. Mais elle avait de la chance : qu'aurait-elle fait sans Julien ? Sa présence la réconfortait, lui redonnait le courage de poursuivre. Et puis, échanger des mots, même pour ne rien dire, savoir qu'un autre attendait votre aide, vos réactions, vos impressions, devoir compter avec quelqu'un, étaient un stimulant fantastique. Seule, aurait-elle pu seulement se laisser aller à dormir ? Comment ne pas croire que...

              - Bonjour, toi.

         La voix la fit sursauter si fort qu'elle faillit tomber du canapé. Elle se retourna brutalement en portant ses mains à sa poitrine, incapable de croire ce qu'elle voyait. Un homme était là, debout, à la fixer. Ou plutôt quelque chose qui ressemblait à un homme tellement il était sale, couvert de terre, les vêtements informes et sans couleurs. Il avait les mains dans ses poches et se balançait imperceptiblement d'avant en arrière, comme s'il était à la recherche de son équilibre. Un bonnet informe était enfoncé profondément sur son crâne. Pourtant, dans l'ombre de ce qui lui tenait de visière, elle pouvait voir ses yeux. Des yeux sans cesse en mouvement, aux paupières battantes, et qui la regardait avec une avidité méchante. Un Viral ! Ici !

       L'homme avança un pas vers elle puis s'arrêta. Un étrange sourire, presque un rictus, déforma sa bouche. Sans cesser de la fixer, d'une voix étrangement rauque, il reprit :

              - Alors, Coralie, tu me dis plus bonjour ?

         Les yeux écarquillés, elle se redressa.

              - Mais qu'est-ce... C'est toi, Laurent ? C'est toi ?

     

     

       Larcher gara son véhicule sous l’auvent latéral du centre commercial, à l'endroit où jadis étaient déchargées les livraisons. Il n'avait aucune idée de la taille et du poids d'un groupe électrogène aussi avait-il pensé que, même s'il trouvait quelque part un diable ou n'importe quel matériel roulant pour acheminer sa prise, moins il y aurait de chemin à parcourir, mieux cela vaudrait. Il arrêta le moteur et, se renversant en arrière contre son siège, se prépara à attendre les cinq minutes d'usage. Le chemin avait été sans surprise. A la sortie du village, il avait croisé les deux épaves, en tous points identiques à son dernier passage. Quelques centaines de mètres plus loin, il avait aperçu, sur le côté gauche de la route, le cadavre raide et gonflé d'une vache pattes en l'air. Dans la tranquillité avoisinante, cette vision morbide avait un caractère particulièrement saugrenu. Quelques secondes avant l'arrivée de sa voiture, une nuée de corbeaux et autres volatiles s'étaient enfuis, dérangés dans leur banquet improvisé et il avait détourné la tête pour ne pas en voir plus. Du coin de l’œil, il avait deviné une silhouette sombre qui s'enfuyait elle aussi, probablement un chien ou un renard. Il avait inconsciemment accéléré.

         Il abandonna le 4X4 qu'il ferma à clé, regrettant une fois de plus que l'alarme du véhicule, pour une raison qu'il ignorait, ne soit pas opérationnelle. Une de ses craintes les plus vives, qui revenait souvent dans ses cauchemars, était que, ressortant d'un magasin les bras chargés de victuailles, il ne retrouve pas la voiture. Il se voyait mal revenir à pied dans cet environnement hostile. Il ne doutait alors pas que, visible et vulnérable, il finirait par faire de très mauvaises rencontres. Il arpenta les lieux déserts. Il lui semblait que le désordre était plus intense qu'à sa dernière visite. D'autres étaient sans doute venus là pour se ravitailler et cela ne le surprenait guère. C'est le contraire qui lui aurait paru anormal mais quels que soient ces autres il ne tenait absolument pas à les rencontrer. Il sortit son revolver, s'assura que son fusil à pompe en bandoulière était accessible et redoubla de prudence. Le centre pour ce qu'il en voyait était vide et cela le rassura un peu. En revanche, il eut beau arpenter et fouiller les lieux, il ne trouva aucune trace de ce qui pouvait ressembler à un groupe électrogène et il se fit la remarque qu'il leur faudrait encore patienter. Peut-être devraient-ils pousser jusqu'à un magasin spécialisé - si Coralie en connaissait un dans la région - ou jusqu'à un chantier ou un camp de l'Armée. Une vraie expédition. Sa torche éclaira une boutique d’informatique dans la galerie marchande. L'endroit n'était pas engageant. On y avait habité récemment, cela se devinait aux vieilles bouteilles et boites de conserves vides qui étaient empilées dans un coin. Une odeur d'urine flottait sur l'ensemble et lui rappela ces vieux blockhaus allemands que, à la tête d'une horde de gamins tous aussi intrépides que lui, il visitait sur la plage de l'Atlantique où, enfant, il passait ses vacances. Un temps si lointain désormais. Dans une armoire qui faisait visiblement office de réserve, il poussa un petit cri de joie en tombant sur un matériel de transmission amateur qui leur permettrait peut-être de communiquer enfin avec le monde ambiant si, bien entendu, cela se révélait possible et surtout sans danger. Il était fou de joie, répétant sans cesse à voix basse : putain ! Le bol ! Le bol de trouver ça ici ! Il compléta avec un lot de batteries de réserve et avec des Talkies-Walkies qui pourraient sans nul doute leur servir, à Coralie et à lui. Il regroupa ses trouvailles dans un grand carton qui traînait et regarda sa montre. Il avait passé plus de temps qu'il ne l'aurait pensé aussi se hâta-t-il de regagner le 4X4. Ayant déposé ses trésors à l'arrière du véhicule, il s'accorda une minute de repos pour, après l'effort, ralentir son cœur et sécher sa sueur. Puis il embraya et quitta soulagé les lieux.

         A l'exact moment où il engageait sa voiture sur la route du retour, un groupe d'individus dépareillés et étranges investissait le supermarché par l'autre côté et se dispersait dans les couloirs à nouveau déserts. Sans qu'il le sut jamais, ce jour-là, Larcher avait eu la chance avec lui.

     

     

         Ils restèrent parfaitement immobiles l'un et l'autre durant plusieurs dizaines de secondes. L'esprit en déroute, Coralie cherchait à apprécier ce que changeait pour elle cette extraordinaire apparition. Lui, depuis qu'il était entré dans la pièce, ne la quittait pas des yeux, savourant ce moment exquis, sa surprise, son malaise. Elle ébaucha un geste pour se lever, pour venir malgré tout à sa rencontre, mais il l'arrêta d'un doigt tendu, dominateur.

              - Pas bouger !

       Elle se renfonça dans le canapé, incapable de penser, d'anticiper. L'état de son mari était effrayant. Elle ne l'avait reconnu, sans en être sûre, qu'à la manière dont il avait prononcé son prénom, réminiscence floue. Elle comprenait peu à peu qu'il devait être malade, vraiment malade, et plus cette idée faisait son chemin dans son esprit désorienté, plus la peur, massive, réductrice, s'emparait d'elle. Laurent regardait à présent tout autour de la pièce, comme s'il découvrait l'endroit pour la première fois. Il ne paraissait pas particulièrement agressif, simplement étrange, décalé. Elle essaya de rompre ce silence qui l'épouvantait.

              - Laurent, ça va ? Qu'est-ce que tu veux ? Tu as besoin... Tu as soif ? Tu veux boire quelque chose ? Manger ? Ou tu préfères d'abord parler ?

         Au son de sa voix, il avait à nouveau tourné les yeux vers elle, toujours souriant, toujours énigmatique, comme s'il prenait plaisir à la laisser dans le doute. Au bout d'une minute, avec du mal pour trouver ses mots, il reprit la parole.

               - Parler ? Parler ? Pour quoi faire ? Y a rien à dire. Tout est dit, tu le sais très bien. Comme tu sais très bien pourquoi je suis là.

                - Mais oui. Je pense que tu es venu te reposer, que tu es fatigué... Tu me raconteras ce que...

                  - Pas parler. C'est moi qui parle. Pas toi.

         Mais il ne semblait pas pressé. Il s'approcha de la table basse. Elle pouvait sentir l'odeur de saleté, rance et fétide, qui imprégnait son corps, ses vêtements. Il s'empara doucement du lecteur abandonné quelques heures plus tôt et le contempla religieusement, en le manipulant avec des gestes affectés.

              - C'est là-dedans qu'on te parle, qu'on te donne les ordres, n'est-ce pas ?

               - Que... qu'est-ce que tu veux dire ? Non, c'est...

         Sans écouter sa réponse, il avait fait un demi-tour brutal et, de toutes ses forces, il projeta l'appareil contre le manteau de la cheminée où il explosa.

         Retenant à moitié un cri de surprise, Coralie voulut se lever mais, d'un geste vif, il la repoussa dans le canap

             - Coralie, ma chère, ma tendre, ma douce Coralie, tu n'aurais pas dû, reprit-il en secouant gentiment la tête, non, non, tu n'aurais pas dû. Pas toi !

         Au bord de la panique, la jeune femme l'implorait des yeux, cherchait à l'amadouer, à le calmer.

             - Pas dû quoi ? Hein, Laurent, qu'est-ce que j'aurais pas dû ? Parle-moi ! Je comprends rien, tu sais !

              - Oh que si, tu comprends !

              - Mais non, je...

             - Pas parler, j'ai dit. C'est moi qui parle. J'ai tant à te dire avant de... On m'a prévenu, tu sais ! Maintenant, je sais tout. Je suis au courant. D'ailleurs, j'ai tout vu...

              - Vu ? Mais vu quoi ? Je ne...

             - C'est moi qui parle, j'te dis ! hurla-t-il. Toi, tu te tais, tu la boucles, compris ? Pas parler. C'est moi qui parle.

         Il laissa passer une dizaine de secondes de silence, les yeux fixés, comme englués, sur l'image de sa femme puis reprit d'une voix très douce :

             -  Ah, tu m'as bien pris - vous m'avez bien pris - pour un con, hein, tous les deux ? Mais tu pensais pas qu'on allait me prévenir. Tu te doutais pas qu'on allait me le dire, pas vrai ? Tu voulais faire ton sale coup en douce mais c'est raté. T'entends ? C'est raté, ma douce salope, raté !

         A nouveau sa voix s'était enflée en un crescendo incontrôlable. Coralie, terrorisée, ne savait plus quoi faire. Elle décida de se taire, de ne rien dire qui puisse attiser cette colère, cette fureur qu'elle sentait monter inéluctablement. Tandis qu'il tenait ses propos incohérents, elle cherchait un moyen, n'importe quoi pour échapper à ce dément. Car elle en était à présent sûre, ce n'était pas son mari mais un malade mental qu'elle avait en face d'elle. Elle aurait peut-être pu l'impressionner avec son revolver mais elle se souvenait l'avoir laissé dans la cuisine tant elle était persuadée que dans la maison... Elle ne devait pas laisser la panique l'envahir. Rester calme. Penser seulement à sortir de cette situation atroce. S'enfuir. Se mettre à l'abri. Attendre le retour de Julien. Le prévenir. Avec lui, envisager... Mais comment ? Comment ?

         Laurent s'était mis à marcher de long en large pour s'arrêter brutalement par moments comme pris d'une idée subite puis il repartait dans son monologue. La jeune femme guettait le moindre moment de relâchement, d'hésitation pour agir, bondir du canapé, se jeter hors du salon. Une seule tentative. Une seule. Elle savait qu'elle n'avait pas le droit à l'erreur.

              - Car je vous ai vus, toi et cette ordure. Deux ordures, t'entends ? Ah, ça, vraiment, on peut dire que vous allez bien ensemble, tous les deux ! Mais vous pensiez pas que je vous attendrais. Vous saviez pas qu'on allait me prévenir, hein ? Vous avez bien dû vous marrer, va. Pendant que moi, je devais me battre pour survivre, pour pas crever. Crever. Ca vous aurait bien arrangé, hein, que je crève ? Mais pas de bol : je suis là. Eh oui, mesdames et messieurs,  le cocu revient. Il est là, le cocu, face à la salope, et il demande des comptes, maintenant. Va falloir payer sinon y aurait pas de justice, pas vrai ? Je suis sûr que tu t'attendais pas à ça, pas vrai ? Sale putain, je... je...

         Soudain, comme s'il était à court d'arguments, Laurent sembla se radoucir. Il regarda sa femme avec attention. Seul un tic qui lui déformait la joue par moments traduisait sa rage. Faisant un immense effort sur lui-même, il ébaucha un sourire et, d'une voix tout à coup doucereuse, il susurra :

              - Allons, ma chère Coralie, voilà que je m'emporte. Je m'emporte, je m'emporte et j'oublie l'essentiel. Tu sais, moi j'ai pensé à toi pendant que tu m'oubliais, pendant que tu étais partie t'amuser et que tu rigolais de moi avec l'autre. J'ai beaucoup pensé à toi et je me suis dit : qu'est-ce que je pourrais bien lui rapporter comme cadeau à ma femme que j'aime tant, à ma douce Coralie, à celle qui est la lumière de ma vie comme je te disais dans le temps, tu te rappelles ? J'ai cherché, cherché et puis... Voilà, je t'ai ramené un petit cadeau qui te fera plaisir. Mais si, mais si !

         Laurent porta la main à la poche arrière de son pantalon et en sortit une sorte de petite boite noire oblongue qu'il admira quelques instants en silence. Intriguée malgré sa peur, Coralie regarda, fascinée, l'objet que son mari caressait doucement. Elle n'arrivait pas à voir exactement de quoi il s'agissait et elle se pencha légèrement en avant. A deux mètres devant elle, Laurent releva les yeux et, par dessus la table basse qui les séparait,  lui adressa un sourire presque naturel puis, levant l'objet dans sa direction, il le caressa amoureusement pendant quelques secondes avant d'appuyer sur un ressort. Claquement sec. La lame acérée d'un couteau à cran d'arrêt, telle un serpent projeté hors de sa cache, brilla faiblement. Poussant un hurlement, Coralie lança ses pieds sur la table qui heurta violemment l'homme. Avant qu'il soit revenu de sa surprise, elle sauta par dessus le bras du canapé en direction de la cuisine mais il avait anticipé son mouvement et lui barrait la route. Hurlant toujours, elle se rua dans l'autre direction, vers la cheminée, évita la main qui se tendait et, renversant plusieurs chaises sur son passage, elle se précipita vers l'autre porte. Le couloir qui donne à droite sur les chambres. Demi-tour à gauche vers la cuisine. Elle sent le souffle du dément presque sur sa nuque. Un bras la saisit. Elle entend le rire satisfait de l'homme. Il la plaque par derrière contre le mur, l'immobilise. Elle crie, secoue la tête, implore. Il murmure des paroles incompréhensibles. De sa main gauche, elle essaie de repousser sa main à lui qui approche le cran d'arrêt de son cou. Submergée par la terreur, la jeune femme lance sa main droite au hasard. Des caisses. Le matériel de Julien. Ses doigts se referment sur la hachette dont il se sert pour rectifier les planches. Elle projette l'objet, en bas, vers l'arrière, ne rencontre que le vide. La lame du couteau est à deux centimètres de sa peau. Elle redonne un coup de hachette à l'aveuglette. Cette fois, l'acier se plante dans le genou de l'homme. Laurent hurle de douleur, relâche sa prise, appuie sa main sur le mur pour conserver son équilibre. Coralie se retourne à moitié et, de toutes ses forces, elle lance la petite hache contre le mur, sur la main. Le cran d'arrêt vole en l'air. Trois doigts, la moitié du poignet ont été tranchés net. Le sang gicle et l'aveugle en partie. Au bord de la défaillance, assourdie par leurs cris, elle se précipite dans la cuisine, s'empare du revolver, lève la sécurité et se retourne. Il est là qui marche en zigzaguant, la main tendue d'où le sang coule par saccades. De l'autre, il a repris son couteau. Elle ne sait plus rien, ne comprend plus rien. Une seule idée : sauver sa peau. En pleurant, elle crie :

              - N'avance pas. Fous le camp. Je vais tirer.

         Il s'avance vers elle. Lui aussi pleure.

           - Coralie, ma chérie. Pourquoi t'as fait ça ? Pourquoi ? Je n'aime que toi. Tu sais bien que je t'aime. Je t'aime !

         Il fait un pas vers elle puis un deuxième. Elle tire.

     

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  • Lundi 7 avril (suite)

     

     

      Après avoir entré le 4X4 dans le garage et abaissé la porte coulissante, Larcher resta quelques instants devant l'entrée de la maison à contempler le jardin. Tout était si calme. Même en temps ordinaire l'endroit lui aurait plu. Hormis l'électrogène - auquel il tenait - qui nécessiterait une sortie complémentaire, il était bien décidé à profiter de la villa, du repos qu'ils pourraient y trouver. Attendre. Ne pas se presser. Voir comment les choses allaient évoluer. Guetter ici, dans ce qui était plus qu'un refuge, l'éventuelle réapparition d'une vie collective. Il n'y croyait plus guère après toutes ces journées d'incertitude mais enfin, si cela devait se produire, probablement pas avant longtemps, ils seraient prêts à rejoindre l'organisation nouvelle, prêts, malgré tout, à recommencer quelque chose. Et si rien ne devait arriver, ils finiraient leurs jours par ici. L'endroit en valait bien un autre. Plutôt plus même. Tout ne serait sans doute pas facile mais cela valait le coup d'être tenté. Il soupira. Allons, ce n'est pas fini puisque me voilà à reparler d'avenir, pensa-t-il. Après un dernier regard sur les arbres, sur la pelouse qui avait bien besoin de soins, il se retourna vers la maison silencieuse. Coralie ne l'avait pas entendu venir. Il cria son nom pour ne pas la surprendre. Aucune réponse. Intrigué, il s'approcha de la porte. Elle n'était pas fermée et aucune alarme ne se déclencha quand il la poussa. Sa curiosité se transforma en malaise. Il se saisit de son revolver et du fusil. Il poussa la porte du pied. Il vit immédiatement le désordre, la table, les chaises renversées dans le living. Dans le couloir, des traînées de sang, et dans la cuisine, le cadavre d'un homme allongé sur le dos. Il ne pouvait pas bien voir son visage à cause de son chapeau profondément enfoncé mais sa poitrine n'était plus qu'une plaie, une mare sanglante. Il se pencha avec précaution, les yeux en alerte. L'homme était encore chaud. Que s'était-il passé ? Pourquoi Coralie l'avait-elle laissé entrer ? Fou d'inquiétude, il se précipita à sa recherche. A la manière d'un policier de cinéma, il s'arrêtait à chaque recoin, observait, écoutait puis, lançant son arme en avant, il bondissait un peu plus loin. Personne. Renonçant à toute prudence, il se mit à appeler, sans obtenir la moindre réponse. Il retenait avec difficulté une envie de pleurer. C'était donc arrivé ! Ce qu'il avait tant redouté et à un moment où il ne s'y attendait plus ! Pourquoi mais pourquoi avait-il fallu qu'ils se séparent ? se répétait-il sans arrêt. Devant l'escalier, il hésita une seconde. D'abord soulagé de ne pas avoir trouvé le corps de la jeune femme, voilà que l'escalier lui rappelait qu'il n'avait pas tout visité et, passé la première surprise, il avait à présent la terreur de ce qu'il pourrait rencontrer. Il monta les marches silencieusement. Il eut tout d'abord l'impression que, comme au rez-de-chaussée, il n'y avait personne quand il aperçut une vague silhouette, recroquevillée dans la pénombre, dans l'extrême fond de la dernière pièce. Il s'avança vers elle. C'était bien Coralie. Vivante. Mais quand elle vit son mouvement, elle se renfonça contre le mur et d'une voix étranglée, elle hurla :

              - Non !

        Il s'arrêta, indécis.

              - Mais, Coralie, c'est moi, Julien. Dis-moi ce qui s'est passé. J'ai eu si peur, tu sais... Dis-moi.

              - Non !

       Son cri l'arrêta une fois encore. Il devinait ses yeux, immenses, qui semblaient le regarder sans le reconnaître. Il resta un moment sans bouger puis s'assit à même le sol, sans la quitter du regard.

              - Coralie, tu vas me...

              - Non !

      Le silence les enveloppait. Il pouvait entendre sa respiration irrégulière, ses sanglots retenus. Il comprenait qu'elle avait été traumatisée, qu'elle avait vécu des minutes terribles. Il attendit. Elle ne bougeait pas. Finalement, il se décida à réessayer une approche et reprit son avance en murmurant des mots de réconfort. Le même cri l'arrêta.

              - Non !

       Mais cette fois, elle avait levé vers lui une petite hache, d'une main qui ne tremblait pas. Épouvanté, il fit trois pas en arrière et sur le seuil de la pièce s'arrêta. Il ne voyait d'elle qu'une ombre indistincte et cette hache qui se détachait sur le faible jour des persiennes baissées. L'esprit en déroute, il fit demi-tour et redescendit. Dans le salon, il redressa les meubles, s'assit sur le bord du canapé sans lâcher ses armes. Il entendait dehors le pépiement des oiseaux et le vent léger dans les arbres. Il frissonnait de peur. Il se releva tout à coup pour clore la porte et brancher les alarmes puis il resta un long moment immobile en bas de l'escalier. En haut, le silence était total. Il revint s'asseoir. Il ne savait pas quoi faire.

     

       Larcher releva la tête : d'abord se débarrasser de tout ça, de toute cette merde. Cela lui prit deux heures. Il traîna le corps à l'extérieur et l'abandonna sous un arbre, près de la maison, après avoir retourné ses poches qui étaient vides à l'exception d'un vieux rouleau de ficelle, de deux clés qui expliquaient au moins comment il avait pu s'introduire dans la villa et d'une photo jaunie et froissée qu'il examina longtemps. On y devinait une Coralie plus jeune, sur une plage, qui riait à un inconnu, peut-être son mari. Il comprit que la visite inattendue ne devait rien au hasard : l'homme dont il venait de traîner le cadavre connaissait les Dabrowski. Pour le reste, il devrait attendre les explications de la jeune femme. Si elle devait jamais les lui fournir. Il tira un grand seau d'eau au puits et, à l'aide de produits d'entretien qui se trouvaient sur place, il s'efforça de faire disparaître du mieux possible les traces du drame. Cette plongée dans l'action lui fit oublier durant un petit moment son angoisse. Il retourna ensuite à l'étage. Coralie avait fermé la porte de la chambre à clé et ne répondit pas à ses tentatives pour renouer le contact. Déprimé, il se remit à attendre dans le salon. Il renonça à manipuler son récepteur dont l'intérêt ne lui apparaissait plus, joua quelques instants avec son ordinateur d'échecs mais, n'arrivant pas à se concentrer, il l'abandonna bientôt. Il se résolut à laisser sa compagne à sa folie. Si elle devait un jour en sortir, ce serait à l'évidence à la condition qu'il se fasse oublier, qu'il lui laisse du temps.

      Le jour faiblissant, il alluma une lampe à gaz. La lumière dispensée était sinistre et lui rappelait à chaque instant la précarité de leur situation. Alors, pris d'une bouffée d'inquiétude soudaine, il ressortit pour enterrer le corps de l'agresseur, de celui qui avait brisé le fragile équilibre qu'ils s'étaient, vaille que vaille, efforcés de reconstituer. Le crépuscule était tombé mais la nuit claire dispensait une luminosité suffisante pour qu'à l'aide d'une brouette et d'une pelle il puisse accomplir son misérable travail. Sans y songer vraiment, il choisit l'orée du petit bois où la terre semblait meuble et où le souvenir du Viral viendrait moins le hanter comme un remord constant. Au début presque insouciant, il prit peu à peu conscience des mille bruits de la nature que son esprit enfiévré amplifiait en autant de dangers potentiels. Il ne savait pourtant pas où se dissimulait le danger le plus intense : ici, dans la nuit hostile, ou bien dans la maison où la jeune femme devenue indéchiffrable pouvait avoir des réactions imprévisibles. En jetant les dernières pelletées sur la tombe, il eut une impression de déjà-vu, comme si tout cela était inéluctable, comme si tout avait été à l'avance inscrit dans quelque livre de sa destinée. La sensation fut si forte que, épuisé, désespéré, il resta longtemps à contempler la terre fraîche. L'homme qui à présent reposait là avait eu lui aussi une vie, des espoirs, des joies. Pour la première fois, il se demanda s'il n'aurait pas été préférable pour lui, Julien Larcher, le survivant, de mourir comme les autres, comme tous les autres. Il avait peur. Il était seul dans un univers étrange et méchant. Il n'avait pas envie, il n'avait plus la force de continuer seul. Il se rendit compte qu'il pleurait. Il retourna à la maison, les nerfs à vif, se maudissant de tenir serré dans sa main moite son revolver, ultime et dérisoire rempart face à un avenir qui le terrorisait. Il courut s'enfermer dans sa chambre et bloqua une chaise contre la porte en un dernier obstacle contre lui-même. Le pire pour lui aurait été de devoir faire du mal au seul être qui lui restait. Il s'allongea sur le lit où il savait que, sous l'oreiller, il y avait encore la chemise de nuit de sa compagne silencieuse, cloîtrée à quelques mètres de là et si lointaine désormais.

     

     

     

    Jeudi 10 avril

     

    Deux jours ! Deux jours à attendre que la situation, d'une manière ou d'une autre, évolue, qu'elle se débloque. Car il fallait que cela arrive. Il le fallait impérativement sinon quoi ? Deux jours d'angoisse, de surveillance stérile, à guetter le moindre bruit, la moindre pulsation venue d'en haut. Mais rien que du silence. La première nuit, Larcher n'était pas parvenu à dormir comme si, quoi qu'il se produise, il lui eut fallu être éveillé, immédiatement présent, prêt à réagir sur l'instant à toute éventualité. Calfeutré dans la chambre dont il n'avait pas ouvert les volets, il avait regardé la lumière perler progressivement à travers les plinthes, par les interstices. Ses yeux accoutumés à l'obscurité lui permettaient de voir à la manière d'un chat mais il n'y avait rien à observer que les murs indifférents et les contours des quelques meubles. Il entendait vivre la maison aussi, par mille petits gémissements, mille craquements, mille plaintes. Rarement il s'était senti si impuissant, si seul. Au terme d'une éternité passée dans ce tombeau maléfique, il en était venu, par un phénomène de privation sensorielle, à imaginer une vie, une activité qui commençaient peut-être de l'autre côté de sa porte et cette sensation malsaine l'avait petit à petit terrorisé au point que, tout à coup, alors que depuis de longues minutes il n'était qu'un corps allongé sur un lit mortuaire, il s'était dressé d'un seul mouvement et était resté debout, en plein milieu de la pièce, comme au sortir d'un rêve effrayant qui vous étreint encore par delà la conscience. Je vais devenir fou, moi aussi, s'était-il dit, et pour conjurer la pensée, il avait jeté de côté la chaise qui calait la porte et, ouvrant celle-ci brutalement, avait fait entrer un flot de lumière aveuglante. Il s'était rué vers l'extérieur, sans réfléchir plus avant, parce qu'il le devait pour ne pas sombrer. Le jour, pourtant gris et blafard, lui avait brouillé les yeux et, à travers ses larmes, il était parti droit devant lui, sur la route déserte.

      Quand il revint, tout était exactement en l'état. Il avait presque espéré que Coralie serait descendue. Il l'avait imaginée venant à sa rencontre, muette, les bras tendus dans un geste d'apaisement pour lui signifier qu'elle réintégrait enfin la Vie et qu'elle attendait de lui le réconfort qu'il désirait tant lui apporter. Au lieu de cela, il sentit la peur et l'anxiété l'accueillir de nouveau, compagnes fidèles qu'il haïssait sans pouvoir les écarter. Au soir, alors qu'il n'aurait pu toucher à la moindre parcelle de nourriture, il lui prépara un plateau que, face à son silence obstiné, il abandonna de guerre lasse devant sa porte avant de retourner à ses méditations moroses.

       Le lendemain, au terme d'une nuit en tous points identique à la précédente, il alla s'installer dans le living pour observer la pendule à quartz égrener les minutes interminables. Bizarrement, alors que jamais le temps ne lui avait paru autant s'allonger, autant se dissocier, une certaine indifférence l'avait pris. Il s'était habitué à cet univers arrêté, à ce monde qui, après avoir détruit l'espace qu'il connaissait, lui enlevait maintenant la durée. Il laissa son esprit vagabonder par petites touches successives, sans but apparent. Ses souvenirs, ses observations intérieures, ses réflexions à peine ébauchées, se mélangeaient en un désordre agréable et il en arrivait à  oublier et l'endroit où il se trouvait et l'acuité de son trouble. Le cerveau embrumé par toutes ses heures de veille gratuites, il revint une fois encore dans sa chambre, après une tentative tout aussi infructueuse à la porte close de Coralie et devant laquelle le plateau intouché semblait le narguer. La jeune femme pourtant était toujours là et n'avait pas profité d'un de ses nombreux moments d'inattention pour s'enfuir vers un devenir improbable car il put entendre bouger dans la pièce. Cette preuve de vie ne lui causa aucune joie particulière : la fatigue, l'ennui l'avaient conduit de l'autre côté de l'espoir.

       Il reprit son récepteur ondes courtes le troisième jour et, face à la cheminée qu'il avait ranimée, il se concentra sur les mystérieux messages. Il n'arrivait pas à en comprendre la portée générale, ni même la signification des phrases ponctuelles utilisées. Les émissions n'étaient pas permanentes et il y avait de grands moments de silence durant lesquels son poste ne captait que des parasites, silence qu'au début il n'osa pas interrompre de peur de manquer la phrase, les mots qui lui permettraient peut-être de pénétrer le pourquoi de tout cela. Il put se rendre compte que les émissions avaient lieu à heures fixes - toutes les quatre heures ponctuellement, du moins dans la journée - et que leur durée était variable, oscillant de quelques minutes à une demi-heure pour la plus longue qu'il put repérer. Les intervenants étaient divers, surtout des femmes, mais il arriva progressivement à reconnaître leurs voix et à les baptiser de noms de fantaisie inventés par lui. S'étant emparé d'un bloc de papier, il chercha à retranscrire les différents éléments sans pour autant avancer dans leur décryptage. Un chiffre toutefois revenait très souvent - 128 - dont il comprit assez vite qu'il devait représenter un lieu puisque on invitait à s'y rendre. En revanche, ces interventions étaient toujours à sens unique : jamais personne ne semblait répondre. Malgré ses efforts de recherche sur d'autres fréquences, il n'arriva pas à entendre quoi que ce soit d'autre. Cette écoute fastidieuse procurait à Larcher une sensation étrange, comme s'il était entré dans l'intimité d'inconnus se livrant à une activité mystérieuse et impénétrable. Cela lui rappelait Orphée, le film de Cocteau et, souriant intérieurement,  il se voyait en héritier d'un Jean Marais nouvelle manière, tout aussi obsédé que l'acteur par ces hiéroglyphes sonores. Une chose, en tous cas, était sûre : la tranquillité des voix et la permanence de l'anonymat des messages lui assuraient qu'il ne s'agissait pas d'un étrange exercice de Viraux en mal d'expériences de radio-amateurs. L'autre conclusion à laquelle il était parvenu était que le seul moyen pour lui d'en savoir plus serait d'envahir la fréquence à son tour, de se faire connaître, ce que le matériel rapporté du supermarché l'autorisait à espérer. Pour cela, néanmoins, il aurait fallu qu'il en eut envie, ce qui n'était pas le cas. Il se contentait pour l'heure de se laisser porter par la mélodie de ces mots sans suite, s'enivrant seulement de l'écoute de ce français incompréhensible mais dont l'existence même lui soufflait qu'ailleurs une Vie en apparence organisée avait réussi à se perpétuer.

       Après avoir longuement étiré ses bras douloureux, il ouvrit les yeux et sursauta. Coralie était là, immobile, tranquille, à le regarder. Il s'était endormi, la main encore crispée sur son récepteur, et ne l'avait pas entendu venir. Elle le regardait sans sourire et ouvrit la bouche pour lui dire quelque chose qui ne vint pas. Finalement, après plusieurs efforts infructueux pour parler, d'une voix étouffée, elle arriva à dire :

              - Je vais mieux. C'est fini. Je vais mieux.

       Comme il s'apprêtait à lui répondre, à l'interroger, elle leva à mi-hauteur une main lasse pour lui demander encore quelques minutes de répit. Elle s'était assise dans le fauteuil qui lui faisait face et, assurée de son silence, elle se laissa aller en arrière, les yeux grands ouverts fixés sur le plafond. Une larme coulait sur sa joue gauche. Larcher, en apparence flegmatique, était fou de joie devant cette résurrection. Il aurait voulu se jeter sur elle, serrer dans ses bras celle dont il réalisait combien elle avait de l'importance pour lui, la couvrir de baisers, la submerger de questions et de paroles de réconfort mais il respecta sa demande et l'observa sans un mot. Elle portait les mêmes vêtements que lorsqu'il l'avait vue pour la dernière fois de la voiture, quand il l'avait abandonnée pour sa brève expédition. A présent, son jean, son pull étaient froissés, salis, encore tachés du sang du Viral. Son visage extraordinairement pâle, les cernes sous ses yeux, ses mouvements imprécis traduisaient son état d'épuisement mais c'était bien Coralie qui lui revenait, intacte, saine d'esprit. Il en aurait hurlé de soulagement. Le silence se prolongea, surréaliste. Enfin, elle se redressa, lui adressa un sourire douloureux et, en lui tendant les bras, d'une voix plus ferme, elle murmura :

              - Je te raconterai mais pas maintenant.

       Il s'approcha d'elle, hésitant, puis la prit dans ses bras. Il la laissa pleurer doucement contre lui.

     

       A présent qu'ils étaient revenus à des rapports sinon normaux du moins habituels, la première chose qu'il exigea d'elle, malgré ses protestations, ce fut qu'elle dorme. Il l'installa dans la chambre où il avait vécu tant heures d'attente éprouvante. Elle jeta en boule ses vêtements sales et s'enfouit à même le lit, le visage encore marqué par ses épreuves. A peine avait-il tourné les talons qu'elle s'était profondément endormie. Il replongea dans son écoute laborieuse sans en apprendre plus et occupa les moments de silence avec le mini-ordinateur d'échecs. Il ne pouvait ni lire - rien ne l'intéressait car tout ce qu'il aurait pu trouver lui semblait obsolète - ni écouter de la musique qui ne réussissait qu'à l'impatienter davantage. Entre deux émissions, tandis que l'ordinateur réfléchissait, il imagina des stratégies pour entrer en communication avec ses mystérieux correspondants potentiels, stratégies qu'il hésitait néanmoins à mettre en application.

       Le soir tombé, il dressa le couvert sur la table basse du salon (il lui paraissait impossible de dîner dans la cuisine) et alla jeter un coup d’œil dans la chambre. Malgré la fraîcheur de la maison, Coralie avait rejeté les couvertures et, nue dans la pénombre, lui tournait le dos. La vue de son corps abandonné entraîna chez Larcher une onde de désir qu'il réprima sur le champ, vaguement honteux. Elle l'avait entendu venir car elle se retourna en souriant.

              - Bien reposée ? murmura-t-il sans originalité.

       Elle s'étira en baillant.

              - Je me sens un peu mieux. Plus calme.

       Il s'avança pour allumer la lampe à gaz mais n'arriva pas à faire jaillir l'étincelle. Elle l'écarta doucement.

              - Laisse-moi faire.

              - Est-ce que tu as faim ? lança-t-il.

              - Pas trop.

              - Faut que tu manges. J'ai préparé deux ou trois trucs.

              - Je viens mais d'abord je vais me faire un brin de toilette, si tu veux bien. Je suis vraiment crasseuse, tu t'en doutes.

              - Tu veux que je fasse chauffer de l'eau ?

       Elle refusa en silence et se leva d'un bond. Il la regarda partir vers la salle de bain où il avait changé quelques heures plus tôt l'eau – à défaut de l’eau des canalisations à présent muettes, il y avait celle d’un puits dans le jardin - et il se dirigea vers le débarras près du garage qui faisait office de cellier. Il consacra de longues minutes à choisir une bouteille de vin. Quand elle le rejoignit dans le living, elle avait passé un pantalon de velours bleu-nuit et un pull blanc à col boule qui la transformait complètement. Elle avait également remonté ses cheveux en un sage chignon, presque austère, qui lui donnait l'aspect d'une maîtresse de maison sur le point d'accueillir ses invités. Assis autour de la petite table, ils reprirent leur conversation comme si rien ne s'était passé. Seule, de temps en temps, une ombre fugitive voilait son regard. Tandis qu'il expliquait ses conclusions de l'écoute des messages radio, elle l'interrompit soudain pour s'exclamer :

              - C'était Laurent.

              - Hein ?

              - Le Viral, le type dans la cuisine, c'était Laurent.

              - Laurent, ton mari ? Mais...

          - On ne saura jamais pourquoi... Il était malade, tu comprends. Complètement dingue. Il voulait se venger de je ne sais quoi. Il nous avait vus tous les deux ensembles mais ça, c'était seulement un prétexte. Il ne savait plus ce qu'il faisait. En réalité, il était devenu complètement fou...

       La voix encore très émue mais sans pleurer, elle lui expliqua l'horrible scène à laquelle elle avait été confrontée, la bagarre. Et les heures d'épouvante qu'elle avait passées au premier étage à se torturer, à assumer ce qui, malgré tout, restait pour elle le meurtre de son mari. Elle ne regrettait rien. Elle n'avait pas eu le choix. C'était elle ou lui. Mais cela ne retirait rien à l'horreur de ce qui était arrivé. Dans les heures qui avaient suivi cette violence, elle avait vraiment cru devenir folle elle aussi. A un moment même, elle raconta qu'elle avait brandi à bout de bras la hache au dessus de sa tête, dans un geste absurde de dégoût et de désespoir, mais sa fatigue était telle, son désarroi si total, qu'elle n'avait pas eu la force d'agir. Larcher frissonna à l'idée de ce qu'il aurait pu trouver la-haut. Il ne chercha pas à interrompre sa compagne dans cette espèce de confession. Il ne voulait pas parler d'autre chose, orienter leur conversation vers des terrains moins douloureux tant il sentait au fond de lui que ces choses là devaient être verbalisées, tant il comprenait combien cela la soulageait de partager cette horreur, fut-ce au prix de son angoisse à lui. Il réalisait aussi sa force de caractère. Qui sait ce qu'il aurait fait si Élisabeth... Il comprit combien il admirait intensément Coralie pour ce courage et cette volonté. Après avoir fourni en bois la cheminée, ils restèrent un long moment côte à côte à regarder les flammes lécher amoureusement les bûches en autant de baisers mortels. Ils ne parlaient plus et se contentaient de savourer cette quiétude retrouvée. Après tout, il serait toujours temps d'aviser plus tard, d'interroger l'avenir. Elle ne lui demanda pas ce qu'il avait fait du corps.

     

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  • Samedi 12 avril

     

       Depuis un bon quart d'heure, Larcher avait repéré les motards par les pétarades de leurs engins qui se rapprochaient graduellement. Il était immédiatement monté au premier étage, dans la salle de jeux dont la fenêtre donnait sur le devant de la maison. Il avait relevé imperceptiblement le volet d'acier et guetté l'apparition des intrus au moyen des fortes jumelles qu'il était allé chercher dans le Range Rover. Coralie se tenait à ses côtés. Elle respirait d'une manière saccadée et, d'un geste de la main, il essaya de la réconforter. Il était certain que, de la route, une fois les volets abaissés, rien ne pouvait trahir leur présence. Le premier motard apparut brutalement par le côté qu'ils ne pouvaient pas surveiller, caché qu'il était par la végétation du parc. C'était un homme d'une quarantaine d'années, plutôt replet, habillé de jean et dont le crâne s'affublait d'une casquette de base-ball sombre, aux couleurs passées. L'homme arrêta son véhicule devant l'entrée de la maison et l'installa en travers du chemin. Larcher sentit sa compagne se raidir et, une fois encore, il chercha à la rassurer d'une pression de la main. Bientôt, les autres motards - une dizaine au total dont apparemment deux filles, aussi sales que leurs compagnons - rejoignirent l'éclaireur. D'âges divers, ils étaient habillés de bric et de broc avec des vêtements de cuir élimés et poussiéreux. Tous les engins étaient de grosses cylindrées, avec une majorité de Harley-Davidson, que certains avaient trafiquées à la manière des gangs américains du temps jadis, selles surélevées, guidons alambiqués, petits fanions flottant au vent comme autant de points de repères. Les motards s'étaient arrêtés juste sous leur porche et ils pouvaient facilement distinguer leurs traits qui, tous comptes faits, n'avaient rien de très engageant. Deux des individus, peut-être par un reste de civisme inconscient, portaient des casques intégraux qui leur donnaient des allures de cauchemar. Des armes diverses, fusils, barres de fer, débordaient des sacoches des motos. Par instants, le soleil qui jouait avec les nuages de la fin de matinée, faisait ressortir les chromes sous la forme d'éclairs furtifs terriblement vivants, terriblement agressifs. Larcher s'empara de son fusil et adressa un regard à Coralie mais la jeune femme tenait déjà son arme en joue. Il s'empressa de chuchoter :

              - Surtout on ne fait rien tant qu'on n'est pas sûrs d'avoir été repérés.

       Elle acquiesça d'un hochement de tête vigoureux, les lèvres pincées, sans détacher son regard des motos. Larcher était bien décidé à ne prendre aucun risque. Si les inconnus faisaient mine de s'approcher de la maison, ils tireraient immédiatement. Dans ce monde anarchique, l'heure n'était plus aux palabres et, l'effet de surprise aidant, il était persuadé de faire un maximum de dégâts avant que les autres ne se ressaisissent. Les motards étaient descendus de leurs machines et se donnaient d'amicales bourrades, en s'interpellant et en plaisantant très fort. Un des hommes s'allongea à même la route, faisant semblant, les bras croisés sous la tête, de commencer une sieste tandis que les autres se rapprochaient de la Harley d'un gros barbu blond qui dépliait une carte. Le conciliabule dura un long moment puis les hommes se mirent à examiner les environs. Ils ne jetèrent qu'un regard distrait sur la maison des Dabrowski pour accorder un examen plus approfondi à la villa des voisins, de l'autre côté de la route, depuis longtemps abandonnée. Ce qu'ils virent ne dut pas les convaincre car plusieurs d'entre eux désignèrent le village, quelques centaines de mètres plus bas, et ils réenfourchèrent leurs véhicules. Un homme plutôt petit, qui était jusque là resté relativement à l'écart, se retourna alors vers leur maison et son regard erra sur les fenêtres fermées. Un bref instant, Larcher eut l'impression de croiser ses yeux et cette sensation imaginaire lui fut profondément désagréable. L'homme s'approcha et Larcher sentit son cœur frémir mais l'individu ne cherchait qu'un endroit pour uriner tranquillement ce qui déclencha les rires des autres quand ils s’en aperçurent. Avec un grand soulagement, Larcher entendit les moteurs qu'on relançait et en quelques secondes les motards dégagèrent cette partie de la route. Il les suivit à la jumelle tandis qu'ils descendaient vers Sainte Hippolyte. Il se retourna vers Coralie. Celle-ci n'avait pas bougé d'un pouce et, telle une statue d'albâtre dans la demi-obscurité de la pièce, elle fixait toujours le morceau de route à présent déserté. Larcher lui toucha le coude et, au bout d'une seconde, la jeune femme se détendit en laissant exhaler un profond soupir. Elle regarda son compagnon et murmura :

              - Putain, ce que j'avais envie de les descendre, ces ordures. J'ai failli tirer, tu sais ! Je peux plus les voir ces genres de mecs...

       Larcher se releva et allait répondre quand il entendit les premiers coups de feu. Les Anges de la Mort - ou quelque soit le nom dont ils s'affublaient - venaient de rencontrer les derniers habitants du village que, eux, n'avaient jamais pu trouver. De son observatoire, Larcher ne pouvait rien distinguer de ce qui paraissait être une bataille rangée. En quelques minutes, tout fut dit. Les détonations s'espacèrent. A son grand regret il doutait que les envahisseurs aient pu avoir le dessous. De fait, une fumée, d'abord légère puis rapidement noire et fournie, commença à s'élever dans l'atmosphère calme. Un nouveau drame, de nouvelles horreurs venaient de se commettre à quelques portées de pierres de leur refuge. Coralie, tremblante de rage contenue, avait arraché les jumelles de Larcher et contemplait dans le ciel, impuissante, les traces du passage de la bande. Elle avait beau faire, elle n'arrivait pas à s'habituer à cette violence gratuite. Sans un mot, ils redescendirent. Coralie n'en pouvait plus de toute cette haine. Elle marchait de long en large dans le salon, surexcitée, vibrant d'indignation et de colère.

              - Mais qu'est-ce que c'est que ce monde pourri, hurla-telle. Qu'est-ce qu'il veulent, merde, à la fin ? Tout casser ? Tout détruire ? Tuer, encore tuer, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que leurs gueules de minables et de salauds à traîner dans un pays complètement détruit, dévasté, anéanti ? Enfin, tu les as vu, Julien, c'étaient pas des Viraux, ceux-là ! Des gens comme nous, des gens... Pas des malades ! Et c'est avec ça qu'il faut recommencer ? Pire, ils étaient pires que des malades... Les fous, au moins, on peut dire qu'ils ne savent pas ce qu'ils font mais ceux-là... Non, c'est vraiment dégueulasse. Dégueulasse ! Et y aura personne pour empêcher ça ? Hein, Julien, personne ?

       Larcher ne répondait pas. Lui aussi n'était pas loin de penser que leur combat de survie, leur désir de, coûte que coûte, continuer semblait utopique, irréaliste. Pourtant, que faire d'autre ? Coralie s'était plantée devant lui et, face à son apparente absence de réaction, elle tourna bientôt les talons et marcha d'un pas décidé vers la porte de la chambre qu'elle claqua violemment. Il resta seul face à ses doutes.

     

      

              - Il faut bien que tu comprennes, Julien. Ca n'a rien à voir avec l'incursion des salopards à motos. Ca remonte à... tu sais bien. Depuis l'autre jour. Depuis Laurent.

       Coralie s'était approchée tout contre Larcher qui leur servait un verre de whisky. Elle parlait à voix basse, difficile à saisir parfois, à la recherche des mots justes destinés à faire comprendre et peut-être partager son état d'âme. Elle donnait l'impression d'avoir longtemps réfléchi à ce qu'elle tentait de lui expliquer. Sa voix douce et raisonnable, quasiment un murmure, ne tremblait pas, n'hésitait que rarement et traduisait à la perfection le mûrissement des ses réflexions. Quand Coralie expliquait de cette manière, il était pratiquement impossible de la faire changer d'avis, de la faire renoncer, Larcher s'en doutait à défaut de le savoir réellement. Lui, il écoutait avec attention, sans l'interrompre, ne levant que rarement les yeux vers elle, tout à l'idée de bien saisir son explication, de bien comprendre ce que cela signifiait pour eux, pour leur avenir.

              - Quand je suis arrivée ici, je voyais cette maison comme une espèce de refuge et je peux bien le dire aujourd'hui, poursuivit-elle, avec l'idée de m'y installer, de nous installer ici de manière définitive. Et puis, il y a eu... Alors, tout a changé. Dans ma tête, tout a changé. Maintenant, je sais que je ne pourrai plus vivre ici, après ce qui s'est passé. Ces murs, cette maison me font horreur, tu comprends. Les premiers jours, après, je m'étais dit que cela passerait, que je finirai par m'habituer et par oublier. Mais je sais, je sens que ce n'est pas possible. Tout simplement pas possible. Il y a trop... Partout ici, je sens la mort et j'ai le pressentiment qu'en restant ici nous courons au devant du désastre. Tu as remarqué sans doute que je n'ai jamais remis les pieds dans la cuisine ? Par peur ou par dégoût, je ne sais pas et je serais bien incapable de te le dire : ce que je sais c'est que je ne peux pas, c'est tout. Et c'est pareil pour le reste de la maison même si je suis pour le moment obligé de faire avec. J'ai du mal à expliquer ce que je ressens et pourtant, crois moi, ce n'est pas un caprice ou une lubie, c'est... Est-ce que tu peux comprendre ça, hein, Julien ?

      Elle le regardait calmement et attendait sa réponse sans anxiété. Il toussota, lui tendit son verre et, s'asseyant, l'interrogea.

             - Tu partirais seule si moi je...

             - Je crois que oui. Je partirais sans toi tellement je me sens mal, à présent, ici. Je ne peux vraiment plus rester dans cette baraque. Mais, s'empressa-t-elle d'ajouter, j'en aurais énormément de peine parce que, après ce qu'on déjà fait ensemble... J'en serais vraiment désespérée. Non, il faut qu'on reste tous les deux ensembles. Il le faut. Dis, est-ce que tu me comprends ? Tu veux bien aller ailleurs ?

             - Où ?

             - N'importe où. Loin d'ici. Peut-être, on pourrait explorer un autre coin. Les maisons vides, aujourd'hui, ce n'est pas ce qui manque. Peut-être même qu'on finira par trouver un endroit plus tranquille, un meilleur abri. De toute façon, ici, on rencontrera jamais personne. Jamais personne de valable, je veux dire.

       Larcher soupira et, alors que la jeune femme allait reprendre, il l'arrêta d'un geste.

            - Ecoute-moi. Je te comprends. J'ai eu le temps de réfléchir et...

            - Vrai ? Tu comprends ? Tu ne m'en veux pas de… C’est pas un caprice, je te le jure !

            - Je te comprends. Enfin, je crois. Tu vois, j'ai réfléchi un peu à tout ça. Je suis d'accord pour qu'on tente notre chance ailleurs. Je veux dire pour qu'on essaie autre chose. Je crois qu'on devrait rentrer en contact avec les gens, tu sais, ceux des messages-radio. Je t'en ai déjà parlé. Je les ai beaucoup écouté et je suis à peu près persuadé que ce sont des normaux, des gens comme nous, quoi. Je ne sais pas comment ils se sont organisés, ni où ils sont, en France probablement, mais ça vaut le coup de chercher à en savoir plus. On peut essayer. On verra bien. Si ça nous paraît pas valable, on pourra toujours faire comme tu as dit mais quelle chance si on trouvait des gens avec qui on pourrait vivre, au moins parler, échanger des idées. Plus être seuls au milieu de ces fous et de ces crapules. Qu'est-ce que t'en penses ?

              - J'en sais rien, répondit pensivement la jeune femme. Si tu dis que ce sont des gens normaux... Mais comment on fait pour entrer en contact, pour les rejoindre ?

            - Pour les rejoindre, je sais pas. Pour entrer en contact, il n'y a qu'un moyen, c'est de se servir de l'émetteur que j'ai ramené. J'y connais rien en radio-transmission mais y avait un mode d'emploi avec le matériel et à deux on devrait bien y arriver. Il reste quand même un problème : je crois pas que ce serait raisonnable de nous lancer comme ça sur les routes, je veux dire tout de suite, sans préparation. Y a trop de risques. Mais si tu me dis...

       Coralie haussa les épaules.

           - Non, faut pas exagérer. Je peux faire un effort et attendre un peu. D'ailleurs, de savoir qu'on va quitter ce trou, je me sens un peu mieux. Evidemment que tu as raison : il faut préparer notre voyage, choisir un endroit précis mais pas par ici, hein, parce que ça suffirait pas pour...

                 - J'avais compris. Rupture la plus complète possible.

                 - Julien, je suis désolée de...

       Il s'approcha d'elle pour lui embrasser les cheveux.

            - T'as pas à être désolée. C'est aussi une idée qui me trottait par la tête. T'as été seulement la première à en parler. Allez, on mange un morceau et on essaie de mettre sur pied ce qu'on va leur dire à ces braves gens. Mais que ça ne nous empêche surtout pas de réfléchir à l'endroit où on pourrait aller si ça marche pas avec nos amis, hein ?

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  • Lundi 14 avril

      

       Coralie et Larcher passèrent la plus grande partie du dimanche à installer le matériel radio. La grande peur de Larcher était qu'il manque un des éléments nécessaires au montage de leur système de transmission - ce qui aurait repoussé leur tentative d'autant en les obligeant à repartir en exploration - mais tout semblait en ordre de ce côté-là. Certes, ils ne pourraient en être vraiment sûrs que lorsqu'ils tenteraient l'opération mais Larcher était relativement optimiste tant les explications du manuel semblaient claires et sans difficulté réelle. Leur seul véritable problème fut l'installation de l'antenne. Malgré les assurances contraires du constructeur, il avait tenu à la dresser à l'extérieur et avait passé quelques minutes difficiles sur le toit, sous les regards inquiets de la jeune femme qui le voyait déjà s'écraser dix mètres plus bas. Vers le soir, alors que le soleil, qui toute la journée avait brillé par son absence, submergeait la campagne  d'un pourpre d'une stupéfiante beauté, ils contemplèrent leur oeuvre, enfin satisfaits. Ils avaient décidé de tenter l'essai de prise de contact le lendemain après-midi, moment qui leur semblait propice par sa tranquillité. Cela leur donnait aussi quelques heures de répit pour reconsidérer éventuellement leur expérience. Ils avaient beau se répéter qu'ils ne couraient aucun danger s'ils ne révélaient pas d'éléments susceptibles d'identifier l'endroit où ils se trouvaient, ils n'en étaient pas moins anxieux de communiquer pour la première fois avec des êtres dont ils ne savaient rien, sans parler du risque toujours possible d'être écoutés - et peut-être repérés - par des oreilles hostiles.

       A deux heures précises, le lundi après-midi, les émissions des inconnus reprirent. Coralie regarda Larcher durant quelques secondes et reporta son regard sur sa main droite qui se trouvait à quelques millimètres du curseur. Grâce aux batteries heureusement encore chargées qui l'accompagnaient, l'appareil était branché et n'attendait plus que leur bon vouloir. Ils avaient décidé, pour des raisons essentiellement psychologiques - une moindre agressivité apparente - que ce serait Coralie qui ferait le premier essai. Par le haut parleur de l'engin, relayé par le petit récepteur ondes courtes, la voix de la jeune femme inconnue était étonnamment claire, comme si elle parlait de la maison voisine. Larcher avait mis en garde sa compagne contre cet effet trompeur dont il savait qu'il était propre aux radio-communications, d'autant que les ondes étaient évidemment loin d'être saturées.

              - JS et Guépard sont au SM 12 pour une R1. Je répète : SM12 pour une R1. Plusieurs DTT à l'entrée S. VX possibles. INT totale jusqu'à intervention du GAF. Je répète : VX possibles, INT totale. HF signalé au centre SM12. Possibilité. Possibilité. Référencer Willy avant demain 10 heures. Info 14/12...

       Coralie regarda son ami qui murmura : vas-y. D'un geste décidé, elle poussa le bouton et, la voix ferme, lança les premières phrases qu'ils avaient longtemps méditées et écrites sur le petit bloc qu'elle avait sous les yeux.

             - Transmetteurs fréquence 52, bonjour. Ici, Coralie qui parle et souhaite entrer en contact avec vous. Je répète : Coralie souhaiterait entrer en contact avec vous.

       L'émission inconnue s'était interrompue dès le premier mot de la jeune femme. Larcher s'approcha tout contre elle et posa sa main sur son épaule. Il lui murmura à l'oreille : je crois que ça marche. Il n'arrivait pas à s'en persuader, certain qu'il avait été qu'il leur faudrait des heures pour arriver à se faire entendre, pour régler correctement leur appareillage. Il était stupéfait de réussir du premier coup. Le silence dura une dizaine de secondes puis la voix reprit, toujours aussi calme.

           - Attention, rapports suspendus. Rapports suspendus. Interférences humaines sur contact. Ne quittez pas l'écoute.

       Larcher se demandait si cette dernière phrase s'adressait à eux ou aux auditeurs probables de l'émission. La main toujours sur l'épaule de sa compagne, il attendit mais la voix semblait s'être définitivement tue. Lui auraient-ils fait peur ? Leurs bizarres correspondants avaient-ils décidé de fuir leur présence, de rompre les ponts avant même de leur avoir permis de s'expliquer ? Après la joie immense d'avoir été entendus, Larcher sentait se profiler une intense déception. Coralie devait ressentir les mêmes inquiétudes car, se penchant à nouveau sur l'appareil, elle reprit :

                  - Ici, Coralie. Je désire entrer en contact avec vous.

               - Je vous entends, Coralie. Veuillez attendre un instant, s'il vous plait.

       Larcher ne put s'empêcher de pousser un cri de joie, un hourra de victoire, immédiatement suivi par la voix qui demanda :

                  - Il y quelqu'un avec vous, Coralie ?

                  - Oui, c'est mon ami qui...

            - Ne dites rien, Coralie, ne dites surtout rien pour le moment. Quelqu'un va vous répondre.

        L'attente dura encore une bonne dizaine de minutes puis la voix revint, toujours aussi paisible.

               - Coralie, vous êtes toujours à l'écoute ? Bien. Pouvez-vous me dire quelles sont les spécifications de votre émetteur ?

               - Heu, oui mais...

               - Cela doit être écrit quelque part au dos de votre appareil ou sur le document du constructeur si vous l'avez encore.

               - Bon, je cherche. Une seconde, s'il vous plait, heu...

               - Joy. Vous pouvez m'appeler Joy.

       Larcher s'empressa de recopier tous les symboles, lettres et chiffres qu'il put trouver sur la fiche des caractéristiques de l'émetteur qui traînait sur la table. Coralie les ânonna à sa correspondante.

             - Merci, ça suffit, Coralie. J'ai ce dont j'ai besoin. Ecoutez-moi bien. Nous allons effectuer un contact mais n'utilisez plus cette fréquence. Reportez-vous sur le canal 39 de votre appareil. Quelqu'un vous prendra en charge. A 5 heures de l'après-midi. Je répète : 17 heures, canal 39. Au revoir, Coralie, bonne chance.

     

      

       Les deux amis n'en pouvaient plus de surexcitation et d'impatience. Ils échafaudaient cent théories diverses. Coralie était à présent à peu près convaincue qu'il ne s'agissait pas de Viraux ou de quelconques loubards en quête de victimes innocentes. Elle expliqua même à Larcher qu'ils étaient peut-être entrés en contact avec un organisme officiel, ou quelque chose du genre, qui aurait survécu au désastre. Elle en arrivait à se demander si l'épidémie n'avait pas épargné une partie du pays où une certaine forme d'organisation aurait pu se maintenir. Si cela était le cas, leur cauchemar risquait de prendre fin et cette perspective si nouvelle suffisait à lui rendre un moral et une joie de vivre depuis longtemps oubliés. Restaient bien sûr beaucoup de questions sans réponses et notamment la première d'entre elle : comment faire pour rejoindre ce qui paraissait être un refuge au milieu du chaos ? C'est le cœur battant et emplis d'un espoir irraisonné qu'ils se postèrent devant leur émetteur, bien avant l'heure dite. Les inconnus furent exacts au rendez-vous. Cette fois-ci, il s'agissait d'un homme à la voix étonnamment grave, presque une voix de basse, qui leur parla.

               - Coralie, j'appelle Coralie. Etes-vous à l'écoute Coralie ?

               - Oui, ici, Coralie. Bonjour.

            - Bonjour Coralie. On m'a transmis votre appel et je dois dire que j'ai très envie de parler avec vous mais il faut d'abord que je vous mette en garde. Surtout, ne dites rien qui permette de vous identifier ou de vous retrouver. Nous avons de bonnes raisons de croire que des personnes mal intentionnées sont parfois à l'écoute. Et pas seulement des malades. Vous me comprenez bien, Coralie ?

               - Tout à fait. Tout à fait. Je peux vous demander comment vous vous appelez ? Vous comprenez, c'est plus facile pour...

              - Bien sûr. Je m'appelle Willy et je vais vous expliquer qui nous sommes. Sans détails trop précis évidemment, vous m'en excuserez. Mais d'abord, j'ai cru comprendre que vous n'étiez pas seule ?

                 - Non, j'ai mon... ami avec moi. Il s'appelle Julien. Nous ne sommes que tous les deux ici. Vous voulez lui parler maintenant ?

           - Dans un moment. Dites-moi d'abord comment est la situation chez vous. Pas trop de problèmes ?

       Coralie expliqua leur périple, les difficultés auxquelles ils avaient été confrontées, en prenant bien garde de ne pas laisser échapper un indice, un nom de lieu trop précis. Elle se rendit compte que ce n'était pas si facile. Elle conclut en expliquant que,  sans se sentir à proprement parler menacés, ils souffraient de leur isolement, d'une impression d'abandon. Plus qu'une vie, il s'agissait d'une survie, précisa-t-elle, et il leur tardait de retrouver un mode d'organisation plus collectif. Leur interlocuteur ne parut pas étonné.

               - Je comprends, Coralie. Ce que je peux vous dire, c'est que nous avons formé ici une sorte de communauté, de mini-société si vous préférez, où nous cherchons à mettre en commun certaines choses, certaines activités, surtout en ce qui concerne la sécurité. Car, hélas, vous devez le savoir, les temps sont troublés, c'est le moins qu'on puisse dire. Alors, nous essayons de nous organiser pour résister le mieux possible.

                - Et vous croyez que, nous aussi, on pourrait...

               - Sans doute, sans doute. Mais vous comprendrez qu'il nous faut être prudents. Dans notre intérêt mais aussi dans le vôtre. Ecoutez, si vous décidez de nous rejoindre, on va réfléchir au meilleur moyen de vous accueillir. On vous fera savoir comment on peut procéder pour nous rencontrer sans trop de risques. Mais, pour aujourd'hui, je crois que cela devrait suffire comme premier contact.

               - Attendez, nous aimerions bien...

            - Je sais, Coralie, vous avez beaucoup de questions à nous poser et j'aimerais pouvoir vous satisfaire mais nous sommes peut-être écoutés par des gens qui ne sont pas forcément des amis. Vous savez bien, ces bandes de salopards qui profitent de la situation actuelle pour se livrer aux pires excès. Vous avez certainement dû en rencontrer, non ? Ce ne sont pas tous des malades - ceux-là, d'ailleurs, il y en a de moins en moins - et certains des autres savent se servir d'émetteurs d'où mon souci de ne pas être trop long. Il existe des appareils de détection très au point, vous savez, et ce serait dommage de rechercher des ennuis pour rien. Saluez votre ami pour moi et on se recontacte, disons, après-demain, même heure. D'accord ?

       Larcher et Coralie passèrent le reste de la journée à évoquer cette extraordinaire conversation. De manière amusante, Coralie qui, depuis le début, avait été assez réticente, aurait souhaité précipiter les choses, quitter enfin cette maison qu'elle avait prise en grippe, même au risque d'être confrontés à des situations délicates. Larcher, à l'inverse, était plus hésitant. Il aurait voulu en savoir davantage sur cette communauté inconnue. Ils étaient en revanche d'accord sur un point : quel que soit le futur à venir, leur halte à Sainte Hippolyte touchait à sa fin et c'était tant mieux.

     

     

    Mercredi 16 avril

      

    Larcher traça un cercle sur le verre embué de la baie vitrée. Le temps qui les avait épargnés jusque là s'était brutalement dégradé et, dehors, il pleuvait à verse. De grosses gouttes tambourinaient sur le carreau et, à presque cinq heures de l'après midi, on y voyait à peine. La lumière blafarde qui tombait du ciel d'orage rappelait les pires journées d'hiver. Il souffla à nouveau sur la vitre pour compléter du doigt un dessin touffu, mélange de formes géométriques et de traits irréguliers qui cherchaient à suivre le cheminement des gouttes serpentant à l'extérieur. Enfant, face aux heures d'oisiveté et d'ennui qui parfois le rejoignaient dans sa chambre, il s'amusait ainsi à dessiner sur le verre des mondes fantastiques et des créatures absurdes, à la grande colère de la femme de ménage qui, par la suite, ne voyait là que des traces de doigts uniquement destinées à la faire enrager. Se remémorant ce souvenir oublié, Larcher effaça d'un grand geste du plat de la main les signes cabalistiques et se retourna vers Coralie. La jeune femme était sagement assise face à la grande table du living et, la tête penchée comme une couseuse des temps anciens, complétait la liste des provisions et des objets divers à emporter, réétudiée en fonction de voyages de durées différentes. Se sentant observée, elle releva la tête et lui adressa un large sourire.

              - Il va être l'heure. Pourvu que Willy n'ait pas changé d'avis. Ca me ferait du bien de rencontrer des êtres vivants, des gens raisonnables, je veux dire, lui adressa-t-elle pour la dixième fois.

       Larcher regarda sa montre alors qu'il savait parfaitement l'heure.

               - Eh bien, on y va mais auparavant je baisse les volets comme ça on pourra allumer.

       Les cadrans et diodes luminescentes de leur appareil de transmission semblaient leur sourire, fragiles relais avec une autre vie. Bien qu'ils n'aient attendu qu'elle, la voix de l'homme les fit sursauter.

               - Willy appelle Coralie. Coralie, vous m'entendez ?

           - Je vous entends remarquablement bien, Willy. Bonjour. Julien est avec moi, vous pouvez parler.

               - Bonjour mes amis. Nous avons réfléchi. Le meilleur moyen pour venir nous rejoindre est de fixer un rendez-vous intermédiaire où nous pourrons vous laisser des instructions. Pour ça, j'ai besoin de votre collaboration. Avez-vous un guide Michelin, Coralie ?

         La jeune femme se tourna vers son compagnon, interrogative. Devant sa réponse affirmative, elle s'écarta.

              - Willy, je vous passe Julien. Vous verrez avec lui.

           - J'ai un guide Michelin, reprit Julien un peu étonné, mais pourquoi vous faut-il...

            - Ecoutez-moi, Julien. Il me faut l'année de votre guide. Je vous indiquerai une page où vous trouverez le nom d'une ville. Quand vous aurez ce nom, vous n'aurez qu'à me dire quand vous pensez pouvoir y être. On vous dira comment chercher la suite. Je sais que tous ces mystères font un peu boy-scout mais c'est seulement une précaution supplémentaire. Je souhaite vous faire courir, nous faire courir, le moins de risques possibles, vous me suivez ?

            - Bon, comme vous voulez. Je n'ai qu'une édition du Michelin, Willy, c'est celle qui était dans l’endroit où nous sommes et elle date de 2007. Je sais que c’est vieux mais... je peux aller en chercher un bien plus récent dans un magasin si cela peut aider…

             - Non, vous pouvez attendre une minute…

        Coralie alluma une cigarette et se renversa en arrière sur sa chaise. Comme tout est devenu compliqué aujourd'hui, pensa-t-elle. Mais ils ne pouvaient en vouloir à leur nouvelle connaissance de prendre ce luxe de précautions. Sans d'ailleurs êtres sûrs de quoi que ce soit car n'importe quel individu hostile pouvait tout aussi bien qu'eux suivre les indications données. La voix de Willy résonna à nouveau.

               - C’est bon, on l'a, nous aussi. Voilà, on a vérifié. Vous devez regarder page 37, 12ème ligne. Bien compris ? Répétez s'il vous plait.

                  - Page 37, 12ème ligne, édition de 2007.

          - Parfait. Maintenant, on n'évoquera plus jamais ces indications, d'accord ?

                  - Oui mais...

               - Comme nous ne savons pas où vous êtes, c'est vous qui nous direz quand vous arriverez là-bas. Prenez votre temps pour bien réfléchir et comptez large. Je vous rappelle dans deux jours, même heure, pour vous donner le contact sur place. Bonsoir, mes amis, nous n'avons déjà que trop parlé.

                - Willy, s'il vous plait, pouvez-vous nous dire quand même dans quel coin du pays... Pour se faire une idée, même vague, de la route qui nous attend.

        L'homme hésita deux à trois secondes puis reprit.

               - Je pense que je peux vous dire... C'est au bord de la mer. Avec les indications du guide, vous aurez une idée plus précise. Excusez ma méfiance mais nous avons eu des problèmes à cause de la radio et... Mais, je vous raconterai quand nous nous verrons. Bonsoir. A vendredi.

       Après avoir pensivement coupé la communication, Larcher se retourna vers Coralie.

               - T'as entendu ? Le bord de mer. Quelle qu'elle soit, cette mer, ça nous fait traverser la moitié du pays. Merde, c'est bien notre veine !

               - Où il est ton guide ? répondit Coralie.

       Larcher se rua vers le 4X4 où il avait vu le guide pour la dernière fois. C'était le genre de livre qui, contrairement à ce qu'il avait pensé au tout début, gardait toute son actualité par les adresses multiples qu'on y trouvait et il l'avait inclus avec les cartes routières pour leurs voyages à venir. Il revint en brandissant l'ouvrage qu'il s'était fait un devoir de ne pas consulter sans elle. Fébrilement, ils recherchèrent la page 37. La ville était Arcachon. Ils redressèrent la tête ensemble.

              - Eh bien, murmura Coralie, c'est l'Atlantique.

     

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  • Samedi 19 avril

      

       Willy le leur avait bien précisé : le point important était de définir le plus exactement possible le jour de leur arrivée au lieu de rendez-vous. Il leur revenait donc à estimer la durée de leur voyage - à partir du moment de leur départ effectif - ce qui n'était pas une mince affaire puisqu'ils ne savaient rien de l'état des routes et des difficultés qu'ils étaient susceptibles de rencontrer. Leur interlocuteur leur avait fait comprendre qu'il tenait absolument à garder confidentiel l'endroit où vivait la communauté : ils avaient déjà eu suffisamment d'ennuis localement, affirmait-il, pour ne pas risquer d'attirer sur eux l'attention des groupes hostiles qui pullulaient à présent dans le pays. Il proposait donc de laisser des indications, ce qu'il appelait une feuille d'orientation, durant 48 heures au premier point de contact, à charge pour eux de prévenir si quoi que ce soit d'imprévu survenait. Larcher se demandait bien comment ils pourraient procéder en pareil cas : ils avaient prévu d'emmener l'émetteur avec eux, qui n'était pas si volumineux, mais sauraient-ils ou pourraient-ils le faire fonctionner en pleine campagne ? De manière très naturelle, la perspective de ce voyage était pour lui, comme pour la jeune femme, à la fois source d'angoisse et d'espoir mais, de quelque façon qu'ils envisagent le problème, ils se savaient bien obligés de s'en remettre pour une grande part à la chance.

       Ils passèrent à nouveau de longs moments penchés sur les cartes routières pour déterminer un itinéraire, forcément plus long que le précédent qui avait été pourtant fertile en imprévus. Ils choisirent une fois encore d'éviter les grandes agglomérations et d'emprunter le plus possible les autoroutes qui, si elles étaient difficiles à abandonner en cas de nécessité, avaient l'extrême avantage de se situer, sauf rares exceptions, en dehors des zones d'habitations et d'être, par leur largeur et leur tracé rectiligne, plus faciles à observer de loin. Ils avaient souhaité ne pas se presser pour mener à bien leurs estimations et prendre le temps d'étudier les moindres détails auxquels ils pouvaient penser. Deux jours au minimum, plutôt trois pour rejoindre Arcachon, avait finalement conclu Larcher. Il avait été sur le point d'ajouter "si y a pas de pépins" mais la jeune femme avait parfaitement saisi ses craintes sans qu'il ait besoin de préciser. Ils se répartirent les tâches, provisions, vêtements, préparation de la voiture, armes. Par dessus tout, ils décidèrent de se reposer au maximum, de profiter des dernières heures de tranquillité que pouvait leur offrir la maison. Ils pressentaient que les forces qu'ils pourraient emmagasiner ici leur seraient certainement nécessaires par la suite.

       Sur les conseils de Willy, il avait été convenu que ce serait à eux de le rappeler quand ils se sentiraient prêts. Le samedi, vers la fin de l'après-midi, à l'heure où ils le savaient régulièrement à l'écoute, Coralie entreprit de lancer ce qui devait être, si tout se déroulait comme prévu, une de leurs dernières communications.

              - Coralie, ici Coralie. J'appelle Willy.

              - Ici Willy. Je vous écoute Coralie.

             - Nous pensons pouvoir assurer un contact le jeudi 24 ou au plus tard le vendredi 25.

             - Parfait, Coralie. Voilà ce que vous allez faire : regardez le guide à la page que je vous ai signalée l'autre jour. A la ligne 21, il y a le nom d'un hôtel qui se trouve un peu en dehors de la ville. Un nom de trois mots, vous l'avez trouvé ?

       Coralie suivait du doigt les indications et s'arrêta sur le Chalet des Iles, deux étoiles, tout confort, salles de bains, pas de restaurant, animaux domestiques admis.

              - Je l'ai, Willy.

          - OK. Vous allez à la réception et vous y trouverez une enveloppe avec la suite des indications, c'est tout. Pas de questions ?

             - Non. Il ne nous reste plus qu'à nous y rendre. Merci pour tout. Mais, ne quittez pas encore, Willy,  Julien a quelque chose à vous demander. Je vous le passe.

           - Willy, heu, je suis assez intrigué par une chose... Voilà. J'aimerais vous demander, si vous pensez pouvoir parler sans risque évidemment, à quoi servent vos messages, vous savez, sur l'autre fréquence, celle où...

            - Bien compris, Julien. Je peux vous le dire. C'est simple. Nous avons un certain nombre d'amis avec nous qui explorent les environs. Pour éviter les ennuis, chaque fois qu'on sait quelque chose, un problème, des indésirables, ou au contraire un magasin à visiter, n'importe quoi d'intéressant, on le signale en phrases codées à tous ceux des nôtres qui sont à l'écoute. Comme vous avez pu le constater, on fait ça à heures fixes, par l'intermédiaire d'une sorte de standard qui centralise les informations.  Vous voyez qu'il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Mais vous en saurez plus quand vous serez parmi nous. A mon tour de vous poser une question : j'ai l'impression que vous allez venir d'assez loin, je me trompe ?

              - Hélas non, Willy, mais je suis sûr qu'on va y arriver.

             - Moi aussi, moi aussi. Mais soyez prudents. Nous sommes de tout cœur avec vous, vous pouvez me croire. A présent, il me reste plus qu'à vous souhaiter bonne chance. Appelez si vous avez un problème, d'accord ? Au revoir et à bientôt mes amis.

     

     

       A présent que leur décision était prise, que la date de leur départ avait été fixée, le temps leur semblait long. Passées les premières heures à préparer leurs bagages dans une sorte de fébrilité contrôlée et jamais totalement avouée l'un à l'autre, ils tournèrent plus ou moins en rond dans la maison qui donnait l'impression de pressentir leur fuite, souvent incapables de mettre à profit les heures à venir pour le repos qu'ils s'étaient promis. Alors que depuis l'épisode des motards, rien n'était venu troubler le calme de leur retraite, le dimanche après-midi, vers la fin d'une sieste des plus symboliques, Coralie crut entendre des bruits de moteurs quelque part dans la campagne. Elle se précipita à la porte intérieure du garage pour prévenir son ami qui inspectait le 4X4 et, s'emparant des jumelles toujours à portée de main sur la table du salon, elle grimpa l'escalier. Larcher, qui, tel un entomologiste face à une espèce inconnue d'arachnide, détaillait pour se rassurer le moteur de la voiture dont il aurait été bien en peine de pressentir les défaillances, la rejoignit dans la salle de jeux du premier étage.

              - Tu vois quelque chose ? demanda-t-il inquiet.

      Elle lui tendit les jumelles sans répondre. Sur la grande route qui passait à deux kilomètres de là, on pouvait effectivement apercevoir une sorte de convoi de quatre voitures, des camionnettes ou des mini-cars à ce qu'il semblait. Larcher redressa la tête.

              - Rien de bien dangereux on dirait. J'ai l'impression que ce sont des gens comme nous qui ont entrepris un petit voyage, murmura-t-il.   

              - Bien d'accord avec toi. Tu vois, c'est ça qui est affreux.

       Et comme elle le regardait l’œil interrogateur, il poursuivit :

            - Je veux dire, avant, on aurait cherché à se renseigner et, éventuellement, on aurait pu faire un bout de route avec des gens en apparence civilisés. A présent, impossible de courir un tel risque : il faut être égoïste jusqu'au bout. C'est le seul moyen de ne pas avoir de mauvaises surprises. Conclusion : on fait comme on a dit et on évite tout ce qui bouge.

       Coralie lui prit le bras et, s'accrochant presque à lui, chuchota :

              - Tu crois qu'on va y arriver ?

            - Je veux qu'on va y arriver. On n'est pas passé à travers toute cette saloperie pour craquer dans la dernière ligne droite, non ?

       Elle le regarda d'un air dubitatif.

     

     

     

    Mardi 22 avril

      

         Le pays avait changé. Depuis presque une semaine qu'il n'avait pas quitté la maison et ses environs immédiats, Larcher était capable de sentir cet imperceptible mouvement. Les arbres, les champs, la nature dans son ensemble étaient semblables à ce qu'il avait toujours connu. Presque. Tout paraissait seulement un petit peu plus sauvage, plus envahissant aussi, mais peut-être n'était-ce qu'une idée, une impression induite par les heures d'angoisse qu'il venait de vivre et qui auraient gauchi sa perception des choses. En revanche, ce dont il était sûr, c'était le bien compréhensible recul de la présence humaine. A présent que leurs occupants avaient disparu, les maisons, les routes semblaient se défaire. Ce n'était qu'une altération à peine visible, un abandon infime car il était encore trop tôt, mais on sentait qu'il ne faudrait pas si longtemps avant que tout se désagrège. Ce qui dominait pour le moment, c'était une image, oui, de souillure, de saleté. La terre des dernières pluies qui tachait le bitume, une enseigne, des piquets soufflés par le vent et qui restaient de guingois, quelques brins d'herbe déjà qui repartaient à la colonisation des pierres. Et par dessus tout cela, une poussière omniprésente, exactement comme d'un appartement, d'une maison qu'on aurait laissé dormir seuls, sans ces soins minuscules et répétés qui gardent intacts l'image de la vie. Rien de gigantesque. Pas encore de ruines véritables - cela ce serait pour plus tard - mais une apparence de vieillissement, à la fois nette et imprécise, comme une photo à peine brouillée. A présent que les misérables fourmis humaines qui ne valaient que par leur nombre et leur organisation, s'étaient enfuies, la nature revenait, imperturbable, comme après un intermède, un rôle passager. Plus que l'immobilité des paysages, à peine troublée par un oiseau, un insecte, un petit rongeur qui avait réappris très vite à s'enhardir, c'était cet émiettement, cette érosion, cette destruction lente qui apportaient l'irréfutable preuve de la mort de la civilisation. Combien de temps faudrait-il pour reconquérir tout cela ? Serait-ce seulement possible ?

       Depuis presque une heure qu'ils avaient quitté la maison, ni lui, ni elle n'avaient encore parlé. Coralie se tourna vers Larcher qui avait pris le volant et, d'une voix qu'elle voulait sereine, elle remarqua :

              - C'est drôle mais j'ai l'impression que ça se dégrade plus vite que je l'aurais pensé.

              - Les fortes pluies des derniers jours ont dû accélérer les choses. 

           - A peine un mois depuis cette catastrophe, tu te rends compte ! Et dire que je croyais tout ça immuable.

              - Y a rien d'immuable. On abandonne un moment et tout est à refaire.

           - Je pense que ça doit être moins sensible dans les villes parce que...

              - Tu plaisantes, l'interrompit-elle, c'est sûrement pire dans les villes. Plus il y a de présence humaine et plus c'est sensible. A mon avis, le seul endroit qui reste et qui restera comme avant, c'est le Sahara. Ou la montagne. Parce que là, il n'y avait rien à perdre.

       Le silence suivit sa dernière phrase. Le couple était plongé dans des pensées qui n'étaient pas excessivement gaies. Il était impossible en voyant ces paysages presque intacts et pourtant désolés de ne pas toucher réellement du doigt, avec le recul,  l'ampleur du désastre. Curieusement, Larcher pensa à la forêt amazonienne qui, elle au moins, allait pouvoir se reconstituer mais dans quel but ? Pour le bien de qui ? Cette idée étrange en pareille situation le fit sourire furtivement. En contournant Nogent-sur-Seine, ils aperçurent dans le lointain les hautes tours ventrues de la centrale nucléaire dont plus aucune fumée blanche ne s'échappait. La jeune femme fit la remarque qu'elle espérait que les centrales avaient pu être arrêtées dans de bonnes conditions par les derniers personnels les ayant abandonnées. Larcher haussa les épaules. Il était à peu près persuadé que cela avait dû être un des premiers soucis des Autorités sentant que la situation leur échappait mais, dans le cas contraire, il ne voyait vraiment pas ce qu'ils auraient pu faire. Encore une crainte absurde contre laquelle on ne pouvait rien. Ils rencontrèrent l'ancienne autoroute du Sud à la hauteur de Courtenay. Le ruban grisâtre, pour ce qu'ils pouvaient en voir, serpentait intact, à travers champs et forêts, en apparence libre de tout obstacle et, bien sûr, de toute circulation. Par le chemin des écoliers, ils se dirigèrent vers Montargis. En dehors de quelques épaves diverses, puisqu'ils évitaient le plus systématiquement possible les villages, les routes étaient bien dégagées et ils progressaient assez vite. Ils se reprenaient à espérer que leur expédition serait finalement plus aisée que prévue. La pluie se mit à tomber alors qu'ils contournaient la zone industrielle d'Amilly.

              - Eh bien, je vais peut-être t'étonner mais, pour une fois, je suis très heureux de rouler sous la pluie, s'exclama Larcher. S'il y a des gens par ici, je suis prêt à parier que par un temps pareil ils doivent se terrer chez eux.

                - Même les casseurs, tu crois ?

               - Surtout les casseurs, ma grande. Je connais ce genre de salauds. Ennemis du moindre effort, ces mecs là, tu sais.

       Ils récupérèrent la N60 peu après. En voulant éviter le premier village après Montargis, Larcher engagea son véhicule dans un petit chemin boueux qui se révéla vite être une route de ferme, en impasse. En pestant, il fit demi-tour et en profita pour confier le volant à son amie. Il s'empara immédiatement de la carte routière et jeta :

            - Allez plus que quelques kilomètres et on attrape l'autoroute au sud d'Orléans. Ca ira encore plus vite après.

       Il se replongea dans les documents éparpillés sur ses genoux et, malgré la ceinture de sécurité, faillit s'écraser le visage sur le pare-brise. La jeune femme venait de piler brutalement.

                     - Eh, qu'est-ce qui te prend ? T'es malade ou quoi ?

       Pour toute réponse, elle lui désigna de la tête l'avant de la route. Ils se trouvaient à la sortie d'un tournant assez large qui se prolongeait par une légère descente de quelques centaines de mètres. Ce que lui montrait Coralie était une bizarre construction, sur le bord droit de la route, un peu en avant de ce qui semblait être le village suivant. Un assemblage artisanal de poutres supportait des mannequins. Elle relança la voiture et ils s'approchèrent lentement de l'endroit. Ce n'étaient pas des mannequins mais d'authentiques pendus qui se balançaient lentement  au gré du vent et de la pluie. Détail particulièrement sordide, en plus de cinq cadavres pourrissants, on pouvait également voir deux chiens et un chat, pendus par le cou comme les humains.

               - Putain, mais on dirait un gibet, murmura Larcher. Mais oui, c'est un gibet. Comme au Moyen-Age ! Qu'est-ce que...

             - J'aime pas ça. J'aime pas ça du tout, lui répondit sa compagne.

       Le doigt frappant à leur vitre arrière les fit sursauter. Plusieurs hommes armés, surgis du néant, leur coupaient la retraite.

     

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