• Mercredi 30 avril (suite)

     

     

         Durant près de deux heures, Larcher sillonna les routes de la proche région. Sans résultat. Il s'était tout d'abord lancé sans plus réfléchir dans la direction où il avait vu disparaître la camionnette rouge. Après avoir traversé St Julien totalement désert, il s'était enfoncé vers le sud, en direction de Bayonne. Il n'avait qu'imperceptiblement hésité au premier véritable embranchement, choisissant de privilégier la route la plus importante mais, au troisième carrefour, l'irrationalité d'une telle démarche le frappa : qu'est-ce qui lui prouvait que la camionnette était partie à droite plutôt qu'à gauche ? En réalité, il n'avait aucun moyen de le savoir. Il gara sa voiture pour réfléchir. Bien que son anxiété soit toujours extrême, il sentait se ralentir les battements de son cœur et son agitation se tempérer. Petit à petit, le désordre du début laissait la place à une froide détermination. Il n'était pas question d'abandonner ses recherches - plutôt mourir - mais il fallait raisonner. Il se pencha vers le vide-poche et se saisit de la carte routière locale qu'il y avait glissée quelques heures plus tôt sans alors se douter de ce à quoi elle lui servirait. Il l'examina attentivement. Un sentiment d'urgence l'habitait plus que jamais. Il savait que chaque minute qui passait rendait sa recherche plus problématique. Mais les premiers instants écoulés, ce n'était plus le moment de céder à l'improvisation. Il décida de parcourir l'ensemble des routes et des chemins compris dans un grand périmètre situé au sud de St Julien. Aucune autre raison à cela que le désir de faire quelque chose, d'être au fond à peu près certain que les salauds étaient partis plus loin. En cas d'échec, il serait toujours assez tôt pour aviser. Il démarra la voiture pour une exploration plus systématique et presque un quart d'heure plus tard, il eut l'impression, enfin, d'aboutir à quelque chose : alors qu'il s'approchait d'un petit hameau, il vit son pare-brise s'étoiler avant d'entendre distinctement le bruit d'une détonation. Poussant un cri de victoire, il freina si brutalement que la voiture s'arrêta en travers de la route. Il ouvrait déjà sa portière et, son fusil à pompe à la main, il sauta dans le fossé tout proche. Sans perdre de temps, il entreprit un long mouvement tournant destiné à l'amener derrière le ou les tireurs. Il espérait qu'il s'agissait bien des ravisseurs : ce serait ensuite à lui d'agir, par la force si nécessaire. Il n'avait aucun plan préétabli mais la perspective de les perdre à nouveau en allant chercher du renfort du côté de Willy lui était absolument insupportable. Il devait intervenir seul. Il mit plus de dix minutes à travers champs pour arriver à l'endroit voulu mais sa déception fut immense : le tireur était seul et ce n'était certainement pas un de ceux qu'il recherchait. Il s'agissait d'un très vieil homme qui, un fusil de chasse à la main, surveillait encore la route où Larcher pouvait deviner la silhouette immobile de sa voiture. L'homme se parlait à voix basse tout en furetant maladroitement dans une musette posée près de lui. La déception, la rage de Larcher furent telles qu'il épaula pour se débarrasser de ce gêneur, de cet idiot qui lui avait fait perdre tellement de temps. A l'ultime moment, malgré la colère qui l'aveuglait, un dernier reste d'humanité le fit tirer un peu en arrière de l'homme. Le vieillard poussa un cri de frayeur et s'aplatit dans l'herbe les mains sur la tête mais Larcher était déjà reparti. Le plus rapidement qu'il put sans offrir de cible trop évidente, il récupéra sa voiture et la relança sur la route sans entraîner la moindre réaction de la part de son ennemi involontaire.

         Une heure et demie plus tard, il en était au même point. Aucune trace des ravisseurs. Pas la moindre tache rouge dans la campagne indifférente. La tentation était grande maintenant de retourner au 128, d'aviser avec Willy et les autres. Il avait d'ailleurs espéré les rencontrer au cours de son périple infructueux mais il devait être trop loin vers le sud. Il se gara le long de la départementale qu'il venait de parcourir dans les deux sens avec l'espoir de découvrir un chemin de terre quelconque, des traces, n'importe quoi. Epuisé, il consulta sa montre : presque cinq heures de l'après midi. Dans deux, trois heures au plus, ce serait la nuit. Le temps de retourner et il faudrait ajourner les recherches jusqu'au lendemain. Impossible d'abandonner Coralie à cette nuit pour elle de toutes les incertitudes. Si elle était encore vivante mais cette idée-là, il la repoussa avec force. Il lui fallait de l'aide. Rencontrer des gens malgré le danger. Obtenir des renseignements coûte que coûte. Quelqu'un avait bien dû voir passer cette saloperie de camionnette. Il revint à proximité de St Julien et arrêta une nouvelle fois sa voiture. Repartir de zéro. Tout recommencer. Il reprit sa carte, évalua les distances, examina sa jauge. De ce côté là, au moins, il n'y avait pas de problème : le réservoir était aux trois-quarts plein ce qui signifiait des centaines de kilomètres d'autonomie pour un diesel comme le sien. Le souvenir du sourire de Coralie lui brouilla la vue quelques secondes. Il retint sa respiration puis, d'un air décidé, enclencha le levier de vitesses. Plein sud. C'était ce qui lui apparaissait le plus logique. Territoires inconnus. Risques évidents. Mais risques calculés.

      

     

         Il aperçut les premiers signes de vie depuis le vieillard au fusil de chasse une trentaine de kilomètres plus loin. Il était encore assez éloigné mais il avait nettement distingué des silhouettes qui s'engouffraient dans une villa, à droite de la route, probablement alertées par le bruit de son moteur. Il arrêta la voiture dans un chemin de terre et se risqua à pied en direction de la maison. Il avançait lentement, demi courbé, cherchant à rester au maximum à couvert. Heureusement la route était bordée d'arbres derrière lesquels il pouvait effectuer des haltes fréquentes pour observer le terrain. Il avait conscience de présenter, avec son fusil à la main et ses bonds successifs à la manière des troupes d'assaut, un aspect volontiers inquiétant mais il tenait à être excessivement prudent. L'épisode du vieillard lui avait servi de leçon. La maison était silencieuse, ses volets et ses portes bien fermés. Une fraction de seconde, il se demanda s'il n'avait pas rêvé, si les silhouettes qu'il avait cru apercevoir n'étaient pas seulement le fruit de son imagination et de son angoisse. Il sentait la fatigue dans ses jambes, le poids de l'arme à son bras droit. Il hésitait à rebrousser chemin. Retourner. Partager son inquiétude avec les autres. Réenvisager tout de manière plus sereine, plus systématique et probablement plus efficace. Au lieu de cela, il se redressa devant la porte et frappa distinctement. Aucune réponse. Il insista. Une voix de femme se fit entendre. Il ne s'était pas trompé. La maison était habitée.

             - Qu'est-ce que vous voulez ? Passez votre chemin. On n'a pas besoin de vous ici.

              - Un renseignement. J'ai besoin d'un simple renseignement, cria Larcher.

              - J'sais rien, j'vous dis ! répliqua la femme.

            - Je veux seulement savoir si vous avez vu passer une voiture. Une camionnette rouge.

              - J'ai rien vu. Foutez le camp !

            - Ecoutez, vous pouvez me renseigner. Je ne vous demande pas de m'ouvrir. Simplement de me dire si vous avez vu une camionnette passer. Une camionnette rouge, une Opel, je crois. Il ne doit pas y avoir beaucoup de circulation ici, quand même. Vous devriez vous en souvenir. Et qu'est-ce que ça peut vous faire de me renseigner, hein ? Après, je m'en vais, je vous le promets.

         La femme parut hésiter avant de répondre.

              - Bougez pas. Surtout vous cherchez pas à rentrer. Je vais demander à mon mari.

       Larcher dut patienter un long moment. Si long qu'il se demanda s'il ne devait pas partir, chercher plus loin une aide moins difficile. Il était sur le point d'abandonner quand une voix d'homme relança le dialogue.

              - Ouais. Alors c'est quoi que vous voulez au juste ?

       Larcher dut reprendre ses explications. L'homme paraissait peu coopératif mais, en même temps, il ne donnait pas l'impression de vouloir abréger trop brutalement la conversation. Cela faisait plusieurs minutes déjà que Larcher faisait face à cette porte fermée et cette halte prolongée, alors que le temps fuyait toujours plus vite, commençait à l'inquiéter. Le bruit d'un moteur lui fit soudain comprendre la raison de ce dialogue absurde. Il se retourna brutalement. Quelqu'un manœuvrait sa voiture et lui avait déjà presque fait faire un demi-tour. Larcher en hurlant se lança à sa poursuite mais la lutte était parfaitement inégale. Il s'arrêta et tira sans espoir sur l'automobile qui s'éloignait. Impuissant, des larmes de rage aux yeux, il la regarda disparaître. On avait endormi sa méfiance. Pendant qu'il discutait vainement à travers la porte, fixé par l'espoir d'obtenir une indication, même vague, un complice s'était glissé par derrière et avait réussi à le voler. Mais pourquoi ? Pourquoi ? Il y avait aujourd'hui autant de voitures disponibles qu'on le désirait. Pourquoi lui prendre la sienne ? Il retourna à la porte. La colère l'étranglait. Il avait du mal à trouver ses mots.

              - Bande de salauds ! Qu'est-ce que vous voulez faire avec ma voiture. Rendez la moi, merde !

                - Ta gueule, sale Viral, rétorqua l'homme. Ca t'apprendra à venir emmerder les honnêtes gens.

         On sentait dans la voix de l'homme une joie malsaine. Il avait du mal à contenir un rire de satisfaction. Larcher était effondré. Il chercha à négocier, à s'expliquer.

              - Mais je vous veux pas de mal, moi. Je voulais seulement un renseignement. Pourquoi vous m'avez volé ma voiture ?

              - Et toi, pourquoi que t'es venu parlementer avec un flingue, hein, si tu voulais un simple renseignement ? Eh bien, je vais te le dire, mon pote. C'est parce que tu voulais nous buter. Comme tes autres potes, les Viraux. Tous des ordures. Tu l'as dans l'os, hein, maintenant ? Mais bouge pas d'ici, les gendarmes vont venir te cueillir. T'auras qu'à t'expliquer avec eux si t'es si malin.

             - Mais, merde, j'suis pas un Viral, qu'est-ce que c'est que ce bordel ! Je suis à la recherche de ma femme, c'est tout !

          - Ben voyons ! Maintenant, c'est plus une bagnole que tu cherches mais une bonne femme. Tu nous prends vraiment pour des cons.

      Larcher ne savait plus quoi dire face à ce monument d'indifférence et de haine. Il fit une dernière tentative.

           - Et c'est quoi, ces gendarmes, hein ? Des copains à vous, sans doute. Et qui font leur propre Loi, c'est bien ça, n'est-ce pas ?

             - C'est ça, marre-toi. Attends donc qu'y z’arrivent, les flics. Des vrais gendarmes que j'te dis. T'auras qu'à leur signaler la disparition de ta femme, y sont là pour ça, poursuivit l'homme en riant méchamment.

       Larcher se retourna vers la route. Elle était déserte mais, à en croire cet abruti, ses copains allaient rappliquer avec les plus mauvaises intentions du monde à son égard. Encore des soi-disant miliciens, probablement. Comment pourrait-il leur résister avec son pauvre fusil ? Il se dirigea vers les champs qui bordaient l'autre côté de la chaussée. Disparaître. Pour le moment, il n'avait que ça à faire. Pour la voiture, ce n'était pas grave. Il en retrouverait d'autres. Mais tout ce temps à nouveau perdu... Il en aurait pleuré de colère. Il sauta dans le fossé et s'enfonça dans la campagne. Droit devant lui, à quelques centaines de mètres, il distinguait un petit bois. Il aviserait la-bas.

     

      

       Les deux véhicules blindés légers s'immobilisèrent doucement devant la villa. Leurs carrosseries bleutées paraissaient presque noires dans le jour qui faiblissait. Le commandant Bocquillon attendit une trentaine de secondes avant de faire signe à deux de ses hommes. Il sauta d'un geste assuré du véhicule et inspecta les environs. Son regard revint aux véhicules blindés. Flambants neufs, lavés de la veille, ils étaient superbes et, comme chaque fois qu'il était en opération, le commandant Bocquillon sentit une fierté et une joie intenses l'envahir. Après toutes ces semaines d'anarchie, de violences incontrôlables, les deux blindés, récupérés dans une caserne de gendarmerie près de Bayonne, représentaient à ses yeux le premier signe évident d'un certain retour à la normale. Et c'était lui, Gilles Bocquillon, simple ancien pompier volontaire de Castets, qui était indéniablement le principal artisan de ce renouveau. Pas sans difficultés d'ailleurs si l'on voulait bien considérer tout le mal qu'il avait eu pour constituer sa petite troupe en ces temps troublés. Mais il y était quand même arrivé. Sans doute, seulement une dizaine d'hommes mais des bons. Des hommes sur lesquels on pouvait compter et qu'il avait méticuleusement sélectionnés et entraînés. Le résultat ne s'était pas fait attendre : dès que l'on avait su - par un mouvement mystérieux de bouche à oreille - que l'ordre était revenu dans le territoire qu'il contrôlait et qui, d'ailleurs, s'étendait chaque jour un peu plus, les gens s'étaient regroupés. Quelques familles, quelques solitaires, tous parfaitement identifiés. Peu de monde suivant les critères anciens, c’est vrai, mais une population presque immense à l'échelle du pays abandonné. Et il le faisait respecter l'ordre. Les étrangers, du moins ceux qui ne créaient pas d'ennuis, devaient montrer patte blanche. C'était son rôle à lui. C'était sa responsabilité et il tenait à l'assumer du mieux qu'il pouvait. Il fit jouer les manchettes de son impeccable uniforme et, après un regard vigilant sur les deux hommes qui l'encadraient silencieusement, un pas en arrière de lui, se retourna vers la maison. Sur le seuil de la porte grande ouverte, un homme d'une cinquantaine d'années, en survêtement rouge, attendait, bras croisés, qu'il veuille bien lui adresser la parole. Le commandant Bocquillon s'approcha lentement de lui.

              - Alors, monsieur Laffay, vous avez observé quelque chose de suspect ?

      Comme s'il n'attendait qu'un signal, l'homme s'anima soudainement.

              - Oui, mon commandant. Sinon, je ne me serais pas permis de vous déranger. Voilà, que je vous explique...

       De ses propos tout à coup véhéments, il ressortait qu'un inconnu, vraisemblablement un Viral étant donné son agressivité permanente - il avait fait usage de son fusil à plusieurs reprises mais heureusement leur porte était solide - avait cherché à forcer l'entrée de sa maison. Il n'y était pas parvenu à cause de leur fermeté inflexible, à sa femme et à lui, et grâce aussi au courage d'un ami qui n'avait pas hésité à subtiliser sa voiture pratiquement sous les yeux du Viral qui n'avait alors eu comme seule ressource que de décamper.

              - Vite fait, qu'il s'est tiré, le salaud, poursuivit l'homme. Là-bas, dans la direction du bois des Joliettes. Faut nous en débarrasser, n'est-ce pas, mon commandant ? Et n'hésitez pas à le descendre, hein ?

              - On va essayer de vous le prendre, votre Viral. Comptez sur nous. On est là pour ça.

               - Mais faut le descendre, c'te ordure, hein ? L'a essayé de nous tuer, moi et ma femme. Pas de pitié avec ces salopards, c'est moi qui vous le dis !

       Le commandant Bocquillon fixa l'homme d'un regard sévère, presque méchant, qui fit taire son vis-à-vis.

              - On s'en occupe, monsieur Laffay, je viens de vous le dire. A présent, c'est à nous de jouer. Ce soir, c'est un peu tard, il va faire nuit, mais demain il va danser, je puis vous l'assurer. En attendant, au moindre signe suspect, vous nous prévenez avec votre CB.

               - Entendu, mon commandant. D'ailleurs, je...

       Mais le commandant Bocquillon ne l'écoutait plus. Il fit un signe à ses hommes et remonta dans son blindé. A présent, il avait envie de retourner chez lui où l'attendait son dîner. Bien calé à l'avant du véhicule, il enleva son képi et se pencha vers le conducteur.

              - Si je compte bien, ça fait trois signalements de ce genre durant les dernières vingt-quatre heures, n'est-ce pas, Cohen ?

               - Heu, oui, mon commandant, trois.

              - Sûrement pas le même à chaque fois. Eh bien, messieurs, on dirait que les affaires repartent. Demain, à cinq heures trente au Poste, pour le briefing. Tous. Nous avons du pain sur la planche.

       Il se renfonça dans son siège. Il aimait bien qu'on fasse appel à lui. Au moins, dans ce monde pourri, il avait vraiment l'impression de faire oeuvre utile.


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  • Mercredi 30 avril (fin)

     

     

       Larcher n'était resté que quelques minutes dans le petit bois. Qui n'était d'ailleurs pas si petit que cela puisque ses pins semblaient s'étendre à perte de vue vers le sud et vers l'ouest. A peine le temps de se remettre un peu et de faire le point. Sa situation ne lui semblait pas si désespérée mais ce qui le chagrinait, ce qui l'épouvantait même, c'était le sort de Coralie, perdue quelque part au milieu de ces terres sur lesquelles rougeoyait encore le soleil couchant, à la merci de psychopathes inconnus. Il évaluait la distance qui le séparait de ses amis à une quarantaine de kilomètres c'est-à-dire un univers pour lui qui, à pied et sans repère, commençait à frissonner dans le jour déclinant. Son premier mouvement avait été de continuer sa recherche encore plus au sud, avec comme seul but avoué de ne pas perdre plus de temps, mais la vanité d'une telle tentative lui  sauta malgré tout aux yeux. Il devait remettre à plus tard. Mais de quelle façon ? Avant toute chose, il lui fallait se procurer une voiture en état de marche. Pour la trouver, un seul moyen : se rapprocher d'une agglomération. Et pour cela continuer, tant qu'à faire, vers le sud. Qui sait si, en cherchant la voiture, il ne trouverait pas enfin quelques renseignements ? Appuyé contre un des premiers pins de l'orée de la forêt, il en était là de ses réflexions quand il entendit les moteurs. De l'endroit où il se trouvait, il pouvait facilement voir la route et la villa, source de ses ennuis. Quelques secondes plus tard, il distingua deux lourds véhicules qui s'arrêtaient devant la maison et, peu après, des silhouettes qui lui parurent militaires. Des gendarmes ou des policiers. Il n'en crut pas ses yeux. Durant un fragile moment, il pensa à un retour de la civilisation avant que les vieux réflexes ne s'estompent. Il haussa les épaules. Encore des cinglés déguisés en flics et qui jouaient aux petits soldats. Les blindés, toutefois, par leur apparente organisation, l'inquiétaient. Il n'attendit pas davantage et s'enfonça pour de bon vers les bois, attentif néanmoins à en suivre la lisière. Il progressait lentement. Il ne craignait plus les pseudo-policiers que, depuis longtemps, il avait laissés derrière lui mais il était fatigué et il avait soif. Son fusil, son seul ami maintenant, lui pesait. Avec inquiétude, il voyait la nuit gagner le paysage et il avait à présent du mal à éviter les pièges du terrain. Il décida de se rapprocher de la route. Quelques maisons distinguaient vaguement leurs silhouettes devant lui et il envisagea d'y trouver refuge. Hélas, elles étaient occupées, des lumières tremblotantes, des bougies peut-être, en témoignaient. Il dut laisser le hameau derrière lui. Trop dangereux. Malgré la douceur relative de la nuit sans lune, il avait froid. Il pensa à sa parka oubliée dans la Volvo mais comment aurait-il pu prévoir... Depuis une dizaine de minutes, un petit crachin rendait sa progression très pénible. Il se heurta à la clôture avant de la voir et faillit tomber lourdement. Dans l'obscurité, il distingua la masse sombre d'une habitation. Il resta un long moment à observer et à écouter. L'endroit semblait désert. Son état d'épuisement était à présent si intense qu'il lui fallait absolument faire halte. Il se risqua dans la maison dont la porte baillait. Pour la première fois, il s'autorisa à utiliser la petite lampe de poche dont il ne se séparait jamais et il balaya la pièce, une sorte de grande salle à manger. Désordre indescriptible. Tout était sans dessus dessous. Cela lui aurait été bien égal s'il n'avait également aperçu dans un des coins, tout contre la cheminée, deux cadavres d'hommes totalement décomposés. Il détourna puis éteignit le faisceau lumineux. D'un coup, l'odeur de moisi, omniprésente, lui assaillit les narines. Il ressortit rapidement et se dirigea vers la grange attenante qu'il avait entraperçue en arrivant. Elle semblait plus hospitalière et il y trouva même quelques bottes de foin. Il s'y laissa tomber. Il pensa à explorer la maison à la recherche d'une couverture, peut-être d'un peu de nourriture, mais sa fatigue était trop forte. Il plongea dans un demi-sommeil agité, peuplé de fantômes et de bruits. Il crut même entendre des voix se renvoyant des ordres. Réveillé en sursaut, il écouta attentivement mais ce n'était que son imagination malade. Seul le crépitement monotone de la pluie se faisait entendre. L'orage s'était aggravé et il se félicita de son abri improvisé. Il réinstalla le foin sur lui et se laissa glisser vers ses rêves tristes.

     

      

    Jeudi 1er mai

       

       Pendant près d'une heure Larcher observa avec attention la petite maison isolée. Depuis le départ d'un homme, un bon moment auparavant, plus rien n'avait bougé. La maison était pourtant occupée puisque, du seuil, une femme avait regardé l'homme s'engouffrer dans la voiture qui stationnait dans le petit jardin. Il aurait dû s'emparer de l'auto, il le regrettait amèrement à présent, mais il avait trop hésité, se demandant si, malgré les conseils de Limoges dispensés longuement quelques jours plus tôt - mais cela paraissait tellement loin - il saurait démarrer le moteur sans les clés. De plus, il n'était pas tout à fait sûr que le véhicule ait été en état de marche et il avait eu peur de se faire repérer pour rien. L'homme lui avait démontré combien il avait eu tort. Quoi qu’il en soit, bien trop tard.

       Après une nuit peuplée de cauchemars multiples et aussitôt oubliés, il avait quitté la grange presque aussi fatigué que la veille, sans même vouloir explorer la maison voisine. Il était persuadé de trouver ce qu'il voulait plus loin. Erreur : les rares maisons habitées donnaient l'impression d'être bien surveillées. Quant aux autres, volonté délibérée ou malchance de sa part, elles ne contenaient rien d'utile pour lui. Il avait avant tout besoin de nourriture - presque vingt-quatre heures qu'il n'avait rien mangé et, en dépit de sa peur, son estomac criait famine - et d'un moyen de transport. Il pensait sans arrêt à Coralie que, par sa faute, il avait abandonné à son sort. Il espérait que Willy et les autres avaient pu la récupérer mais il en doutait. Un bref instant, il envisagea de tout simplement sonner à la porte de la maison et de quémander un peu de pain. Peut-être même la femme, si elle n'était pas trop hostile ou trop effrayée, aurait-elle pu lui donner un renseignement, lui dire à qui s'adresser. Mais, un peu plus tôt dans la matinée, il s'était désaltéré à un puits, dans un petit village désert, et il avait alors aperçu son reflet dans une vitre : il était à faire peur. Pas rasé, les cheveux collés, les vêtements maculés de boue et de poussière. N'importe qui de sensé lui tirerait dessus avant de discuter. Non, d'abord, manger un peu, n'importe quoi, puis investir une maison abandonnée pour changer de vêtements et faire un brin de toilette. Mais d'abord manger. Il s'arracha de la haie où il s'était tapi et décida de contourner la maison. Il s'approcha d'une fenêtre de derrière. C'était une cuisine et il put y distinguer la femme qui marchait de long en large. Elle parlait à quelqu'un qu'il ne pouvait pas voir. Il lui fallut se pencher un peu plus, au risque de se faire repérer, pour découvrir une petite fille d'une dizaine d'années qui, assise à une table, tournait les pages d'un grand livre. Pas d'hésitation, il devait entrer : qui savait au bout de combien de temps l'homme allait revenir ? Il se glissa vers la porte vitrée qui n'était pas fermée. Il surgit brutalement dans la cuisine, le fusil en avant. De surprise, la femme qui faisait face à la porte laissa tomber les couverts qu'elle avait à la main. Dans le silence soudain, le bruit de la chute fut énorme. Larcher porta un doigt à ses lèvres puis en avant de lui, dans un geste futile d'apaisement. Il tenait le fusil de l'autre main, le canon dirigé vers le sol, incapable de menacer directement la femme.

               - Chut, pas un bruit. Je ne vous veux aucun mal, arriva-t-il à murmurer.

      La femme devait avoir une trentaine d'années. Blonde et élancée, elle semblait plus jeune qu'il ne l'avait cru en la voyant plus tôt devant sa porte. Elle fit un pas en arrière, sans prononcer la moindre parole, et s'appuya contre un placard. La petite fille, toujours assise, le regardait, pétrifiée. Il pouvait distinctement apercevoir ses pupilles dilatées par la surprise et la peur.

            - N'ayez pas peur, reprit Larcher. Je veux seulement manger quelque chose. Vite. S'il vous plait.

       Comme la femme ne répondait pas et restait immobile à le regarder, il leva son fusil. La petite fille poussa un cri de terreur et se leva d'un bond, renversant bruyamment sa chaise. La femme l'attrapa d'une main et la serra contre elle. Elle avait hurlé son prénom, Aurélie, d'une voix blanche, assourdie par l'angoisse. Larcher était sincèrement désolé d'entraîner, par son apparition brutale et son aspect qu'il savait effrayant, tant de crainte, cette terreur indicible dans un monde où l'on pensait à juste titre que de l'inconnu ne pouvait venir que le pire. Mais il n'avait pas le choix.

                    - Allez, exécution, reprit-il d'un ton plus ferme.

       La femme sortit enfin de sa léthargie et, les gestes raides, l'enfant toujours serrée contre elle, elle se tourna vers le placard d'où elle sortit du pain, des restes de poulet, un véritable festin pour Larcher qui en salivait à l'avance. Assis à la table, il attrapa la nourriture à pleines mains, le fusil sur les genoux, et put assouvir sa faim taraudante. Du coin de l’œil, il surveillait la femme qui s'était ressaisie et s'était assise sur un tabouret lui faisant face, la petite fille debout contre elle, le visage enfoui dans ses cheveux. Étrangement, Larcher trouvait presque amusante cette situation, le pouvoir qu'il exerçait sur les deux pauvres créatures. Sans qu'il le lui demande, la femme se leva sous son regard méfiant et lui tendit une bouteille d'eau. Le geste, par sa simplicité, le détendit et il chercha, par de courtes monosyllabes, à se justifier, à expliquer ses propres ennuis, ses recherches, ses peurs. Il se rendit compte que c'était la première fois depuis bien longtemps qu'il pouvait se confier ainsi à un être vivant et, d'une certaine manière, cette espèce de confession lui faisait du bien. La petite fille le regardait par instants à la dérobée, comme on le fait de quelqu'un d'intimidant mais de plus vraiment effrayant. La femme, elle, hochait la tête comme pour lui signifier qu'elle le comprenait, qu'elle ne lui en voulait pas.

       La voix d'un homme qui appelait du devant de la maison les figea tous les trois. Larcher repoussa sa chaise et reprit son fusil en main.

             - C'est Loïc, mon ami, chuchota la femme. Je vous en supplie, ne lui faites pas de mal...

       D'un geste impatient de la tête, Larcher la fit taire. Il n'avait pas entendu de bruit de moteur mais sa concentration sur les deux femmes expliquait peut-être cela. Des pas puis, de nouveau, le même nom :

                   - Émilie ? Où tu es ?

       La femme fit un mouvement mais, une nouvelle fois, Larcher l'arrêta du regard. L'homme surgit à la porte du couloir. Grand, blond, dans la force de l'âge, il était habillé d'une sorte de grand caban gris qui lui conférait une vague allure de marin. Il s'immobilisa sur le seuil de la cuisine. Larcher s'était levé et, d'une voix sèche, il lui cria :

                   - Par ici, mon vieux, et pas de blague.

                 - Ne lui faites rien, hurla la femme, toute sa terreur du début revenue. La petite fille s'était mise à pleurer en regardant l'homme immobile.

                - La voiture. Prenez les clés de la voiture. On en a une dans le garage juste à côté. Je vous en supplie mais laissez nous tranquille... hurla la femme en sanglotant.

       Extraordinairement vigilant, Larcher se laissa conduire jusqu'au garage sans perdre un instant de vue ses trois otages. Un vélo, appuyé contre l'entrée de la maison, expliquait l'arrivée silencieuse de l'homme. Trois minutes plus tard, Larcher était au volant d'une grosse Mercedes noire dont le moteur démarra à la première sollicitation. Il lança brutalement la voiture sur la route. Dans son rétroviseur, il pouvait voir ses trois hôtes involontaires qui n'esquissèrent pas le moindre geste. Il ne se détendit que quelques centaines de mètres plus loin. Il était assez satisfait de la tournure des événements. Il ne regrettait pas la peur qu'il venait de causer. Tant pis pour eux. Ils n'avaient qu'à être plus méfiants. Qui sait d'ailleurs si son apparition inattendue n'allait pas leur sauver la vie, plus tard. Et puis, il n'y avait eu finalement aucune violence réelle. Larcher n'arrivait pas à croire à sa chance et il se mit à siffloter de soulagement. Maintenant, Coralie. Mais avec Willy et les autres, ça, il l'avait compris. Définitivement compris.

     

      

       Penché vers son fusil qui menaçait de tomber du siège avant, il ne vit que du coin de l’œil, l'énorme masse qui se jetait sur sa voiture. Le choc fut terrible. Dans un énorme craquement de métal et de verre, il eut l'impression que la Mercedes était projetée en l'air. Il eut le réflexe de s'accrocher au volant et à la poignée de la portière ce qui lui évita d'être éjecté. Il se retrouva couché en travers de la banquette avant et mit plusieurs secondes à recouvrer ses esprits. Sa surprise était totale. Quand il se redressa, son véhicule s'était immobilisé de travers, sur le côté droit de la route, et il put voir une fumée bleutée sortir de son capot déchiqueté. A quelques mètres de là, lui faisant face, un petit camion lui exposait sa calandre fracassée. Durant quelques secondes rien ne bougea. Larcher n'arrivait pas à comprendre, ni même à réaliser la présence de ce véhicule inconnu qui paraissait sorti du néant et qui, sans le moindre doute, était venu le heurter volontairement. Il avait dû surgir du chemin dont il apercevait l'entrée boisée sur la gauche. Quelque chose bougea derrière le pare-brise du camion. Un homme cherchait à sortir et secouait désespérément la portière. Sans réfléchir, Larcher sauta sur sa propre portière qui - miracle - s'ouvrit sans effort. Il se laissa tomber sur le bitume, s'abritant derrière l'épave de la Mercedes. C'est seulement alors qu'il entendit les inconnus. Celui qui avait réussi à sortir s'était mis à hurler :

              - Tu vois bien, connard, que c'était pas Loïc ! On va s'le faire ce fumier...

       Malgré l'intense mal de tête qui l'assaillait, Larcher se mit à ramper, le fusil pointé vers les inconnus. Celui qui s'était extrait du camion, un homme corpulent à l'abondante chevelure blanche, se redressa lentement pour chercher à évaluer les dégâts et à l'apercevoir. Larcher ne lui en laissa pas le temps. Par dessous la portière ouverte de la voiture, il épaula et, presque sans viser, il appuya sur la gâchette. A travers la fumée, il vit l'homme se redresser brutalement et porter ses mains à sa poitrine qui rougit instantanément. Un étonnement sans borne, une incrédulité totale marquaient son visage comme s'il ne pouvait pas croire que cela puisse lui arriver à lui. Titubant, il fit trois pas en avant puis s'écroula d'une seule masse, face contre terre. Durant deux à trois secondes, Larcher contempla, hypnotisé, la main droite de l'homme qui avait laissé échapper son revolver et qui griffait désespérément le sol. L'autre inconnu se mit alors à hurler et le pare-brise du camion explosa tout à coup quand il déchargea son arme au hasard, dans un geste de terreur absolue. Sans plus attendre, Larcher se redressa et se rua vers le bas-côté du plus vite qu'il le put. Il sentit un impact à son épaule gauche et la réalisation soudaine qu'il venait d'être touché par un éclat quelconque le fit se jeter à plat ventre. Il attendit un bref moment avant de s'élancer à nouveau vers les pins qui bordaient la route. Une fois à l'abri, à bout de souffle et couvert de sueur, il jeta un dernier coup d’œil sur les carcasses encore fumantes des voitures. Plus rien ne bougeait. Le deuxième homme, épouvanté de la tournure prise par l'interception, devait se terrer tout au fond du petit camion. En d'autres temps, cela aurait fait sourire Larcher mais il était à présent bien trop mal pour seulement y songer. Le corps du grand type aux cheveux blancs, autour duquel une mare de sang commençait à s'étaler, était là pour lui rappeler jusqu'à la nausée qu'il venait encore de tuer un être humain. Sans qu'il n'ait jamais eu la moindre chance d'agir autrement. Ce qui ne le réconfortait nullement. De plus, il se retrouvait une nouvelle fois livré à lui-même, seul, dans un pays à l'évidence des plus hostiles. Son mal de tête était intense, conséquence probable du choc qu'il venait de subir. Il porta la main droite à son bras gauche. Affolé, il se rendit compte qu'elle revenait couverte de sang. Fébrilement, oubliant le danger permanent que faisait peser l'autre homme dans son camion, il releva sa veste et sa chemise. Sa plaie saignait abondamment. Il n'était pas médecin mais il avait l'impression que, heureusement, la blessure était superficielle. Probablement le ricochet d'une balle qui n'était pas restée si l'on en jugeait par l'estafilade, profonde mais nette. Il était très impressionné par le fait de ne sentir aucune douleur. En gémissant de peur, il rejeta son fusil en bandoulière et roula sa manche sur son bras pour comprimer la plaie. Il se releva avec difficulté, à deux doigts de défaillir, et s'enfonça dans le bois en clopinant.

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  • Jeudi 1er mai

     

       A présent, son épaule lui faisait mal. La douleur était sourde, une espèce d'élancement diffus, et cela le brûlait en permanence. Il ne pouvait plus se servir de son bras qui était ankylosé sur toute la longueur. Le sang, toutefois, avait arrêté de couler mais il ne faudrait pas beaucoup, lui semblait-il, pour relancer l'hémorragie. C'était quand même la seule bonne nouvelle car il savait par ailleurs sa situation des plus précaires. Son mal de tête avait également un peu diminué mais il avait l'impression de ne jamais avoir été aussi fatigué. Son fusil, pourtant en bandoulière, pesait des tonnes. Il s'arrêta pour souffler un peu et passa sa main droite sur son visage luisant d'une mauvaise sueur. Il avait froid. Il observa les environs. Des pins partout mais un sous-bois relativement dégagé qui aurait rendu sa progression presque confortable s'il n'y avait eu son bras. Durant les premiers instants qui avaient suivi la fusillade, il s'était enfoncé entre les arbres, sans souci de savoir où cela le mènerait, uniquement préoccupé de fuir au plus vite le lieu du carnage. Puis, il avait commencé à réfléchir. Le meilleur moyen de rallier ses amis lui avait semblé être de se rapprocher de la mer. En suivant la grève, il était certain de revenir vers la maison de la dune d'où il pourrait demander de l'aide mais cela sous-entendait marcher à découvert ce qui était dangereux. C'est pourtant la solution qu'il avait choisie en se répétant encore et encore que ses poursuivants - car il était persuadé que les gens qu'il venait bien involontairement de maltraiter n'en resteraient pas là - ne pouvaient surveiller tout le territoire. Ils s'en tiendraient d'abord aux axes routiers, voire aux petits chemins, d'où la relative sécurité de la plage. Il n'aurait qu'à être tout particulièrement vigilant en croisant les voies en culs-de sac qui desservaient les villages de vacances abandonnés, nombreux dans ce pays. Le seul problème qui demeurait était celui du ravitaillement mais, là, il n'avait pas encore trouvé de solution. Il tablait sur un peu de chance, cette chance qui, jusqu'à présent, lui avait particulièrement fait défaut. Il regarda sa montre : quatre heures de l'après-midi. A travers les cimes des pins qui par moments se raréfiaient, il croyait deviner malgré les nuages une luminosité différente devant lui, une sorte de halo qui lui indiquait l'ouest. Il se remit péniblement en marche. Il pouvait entendre des oiseaux qui se taisaient quand il s'approchait et il enviait leur liberté plus que jamais. Deux fois, il avait débusqué sans le vouloir des lapins; l'un des deux était même resté un long moment à l'observer, nullement craintif, et n'avait détalé qu'à la toute dernière seconde. A un autre moment, une forme noire, assez volumineuse, s'était enfui à son approche dans un froissement de broussailles. Il s'était immobilisé, le cœur battant, et n'avait repris son chemin qu'après plusieurs minutes d'une écoute méticuleuse. Un sanglier, peut-être. De toute façon, il n'en avait absolument pas peur. Il lui restait une bonne vingtaine de cartouches éparpillées dans ses poches mais il devait convenir que le bruit de son fusil aurait été des plus malvenus.

      Il venait d'entendre le grondement épisodique de l'océan, preuve qu'il ne s'était pas trompé dans ses estimations, quand il repéra la cabane. Il s'en approcha lentement, les yeux aux aguets, bien qu'il soit raisonnablement assuré qu'il ne pouvait y avoir personne. C'était une petite bâtisse d'une pièce, au toit en partie délabré, probable habitation de chasseur ou de pêcheur, perdue dans les pins, à quelques dizaines de mètres de la plage qu'il pouvait maintenant apercevoir par intermittence. Le salut. Ou du moins la certitude de pouvoir se reposer un temps. Il en fit le tour avant de faire sauter de la crosse de son fusil la serrure qui céda sans difficulté. Le fusil toujours à la main, il pénétra dans l'obscurité et entrouvrit à tâtons les volets de l'unique fenêtre. Mobilier des plus rudimentaires : une petite table, deux tabourets, un placard fermé par un énorme cadenas, des filets de pêche dans un des coins et, suprême luxe, une paillasse sur laquelle il se laissa tomber après en avoir chassé d'un geste négligent la volumineuse araignée noire qui s'y prélassait. Il s'endormit presque instantanément. Quand il s'éveilla, le crépuscule était bien avancé. Il referma les volets avant d'allumer sa lampe de poche, précaution probablement inutile. Il s'approcha du placard et examina attentivement le cadenas avant de le faire sauter, non sans mal, à coups de crosse. Il poussa un cri de joie en découvrant les paquets de gâteaux secs et deux bouteilles de vin. Il emporta ses trouvailles jusqu'à la table où il se mit à les dévorer avec application. Les gâteaux étaient presque complètement moisis mais le vin parfaitement buvable. Au fur et à mesure qu'il se restaurait, il se sentait devenir un autre homme. Même sa blessure paraissait lui faire moins mal. Il attendit la nuit complète pour aller se baigner, laver ses vêtements crasseux et refaire son pansement avec un des torchons du placard. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait résolument optimiste. Il était à présent certain de s'en sortir. Même le souvenir de Coralie n'arrivait plus à assombrir ses pensées. Il en arriva à se demander si, après tout, il ne s'était pas emballé un peu vite : peut-être avait-elle quand même réussi à s'enfuir ? A moins que la vaisselle brisée de leur maison ait eu une toute autre signification et qu'elle soit à présent tout bêtement à sa recherche, avec les autres, tous morts d'inquiétude sur son sort supposé. Il avait hâte de se remettre en route. Il s'endormit sans difficulté, d'un sommeil lourd et sans rêve.

     

     

    Vendredi 2 mai

      

      Quand il se réveilla, le volet légèrement disjoint laissait pénétrer un filet de lumière grise. Son mal de crâne s'était dissipé mais il se sentait engourdi, les yeux chassieux, les paupières lourdes. Il comprit qu'il commençait à avoir de la fièvre. Il attendit immobile un long moment que cette impression de malaise s'estompe mais, bien au contraire, au fur et à mesure que le temps passait, il se sentait de moins en moins bien. La veille, quand il s'était endormi dans un état proche d'une euphorie peut-être due à l'excès de vin, il avait décidé de voyager de nuit. Cela paraissait la solution idéale : aucun risque de se tromper en suivant la plage et la quasi-certitude d'échapper à la vigilance d'éventuels poursuivants. Tout était à présent remis en question puisque chaque minute qui s'écoulait lui donnait le sentiment de le rendre un peu plus faible. Il eut tout à coup la certitude qu'il devait partir immédiatement sinon il risquait de pourrir dans cette cabane où, de plus, il ne restait que quelques gâteaux parmi les moins comestibles. En grognant, il se leva et s'avança jusqu'à la petite fenêtre dont il poussa le volet, minimètre par minimètre. A l'extérieur, le jour était bien avancé, un jour un peu gris qui roulait des nuages hauts derrière lesquels le soleil semblait vouloir percer. L'air était doux pour autant qu'il pouvait en juger. Avec précaution, il dégagea sa blessure, non sans quelques gémissements parfaitement involontaires, et il s'approcha de la porte pour se rendre compte plus complètement. La plaie était toujours franche, creusée, semblait-il, par le bain de la veille qui l'avait faite resaigner un peu. Il ne regrettait rien puisqu'il avait lu quelque part que l'eau de mer pouvait faire office de cicatrisant. Un début de croûte recouvrait en partie l'estafilade. Il en sourdait un peu de liquide incolore et la peau tout autour était rosie et brûlante. Il ne pouvait que difficilement la toucher. Tout cela ne lui inspirait par une confiance extrême et il était prêt à parier que, sans un antibiotique ou une pommade quelconque, rien ne s'arrangerait tout seul. Raison de plus pour tenter le coup maintenant alors qu'il tenait à peu près sur ses jambes.

        Il ne s'encombra que de son fusil, de la dernière bouteille de vin et, découverte également dans la cabane, d'une vieille veste  dont la laine était imprégnée d'un mélange d'odeurs de poisson et de moisi mais qui lui assurerait une bonne protection contre la fraîcheur des soirs à venir. Il marcha un long moment le long de la plage en direction du nord. Le soleil avait fini par apparaître et la veste lui tenait trop chaud mais il n'avait certainement pas envie de s'en séparer. Il était fatigué et son bras l'élançait. Par instants, la lumière l'éblouissait et il devait fermer les yeux. Devant lui sur la dune, à quelques centaines de mètres, plusieurs maisons se dressaient. Il s'en approcha d'une démarche pesante. La plus proche possédait un petit escalier de béton qui descendait sur la grève. Un peu plus loin, sur une espèce de rond-point surplombant la plage et qui devait terminer une route, le scintillement d'une vitre de voiture lui blessa la rétine. Comme il se l'était promis en pareil cas, il se rapprocha de la dune afin de progresser dans son abri relatif. Il savait qu'il faisait une cible encore bien trop visible mais, dans son état, il était hors de question d'escalader tout ce sable. Ce qui, d'ailleurs, n'aurait vraisemblablement rien changé. On n'entendait que le mugissement de l'océan qui roulait ses vagues dans le vide, pour personne. Le lotissement était à l'évidence abandonné. Dans une sorte de rêve éveillé, il se demanda curieusement ce qu'étaient devenus les propriétaires de la voiture. Sans doute venus là dans un ultime effort, dans une dernière tentative pour échapper à la mort qu'ils portaient en eux, leurs squelettes devaient à présent blanchir quelque part dans les dunes alentours, disloqués par la hargne de quelque prédateur. Il se laissa tomber contre une sorte de hangar qui s'élevait, solitaire, sur la plage, en contrebas des habitations. L'ombre du petit édifice fut la bienvenue et il put laisser son bras reposer sur son ventre, à la recherche d'une position antalgique que, bien sûr, il ne trouva pas. A présent qu'il ne bougeait plus, un semblant de vie avait ressurgi : des oiseaux, hauts dans le ciel, des insectes qui bourdonnaient comme ils l'avaient fait pendant des millions d'années. Le calme. Un semblant de repos. Depuis plusieurs minutes, il s'évertuait à se donner du courage pour se relever quand il entendit les chiens.

        Tout d'abord, ce ne fut qu'un bruit imperceptible, très loin vers l'intérieur des terres, espèce d'hallucination auditive qui avait de la peine à couvrir le murmure du ressac. Il tendit l'oreille. Peut-être un chien qui chassait un lapin quelconque. Mais quand les aboiements s'amplifièrent, il put distinguer plusieurs bêtes. Et qui se rapprochaient assez vite. Pour lui. C'était sans doute pour lui. Des chiens. Comment n'y avait-il pas pensé ? L'angoisse lui fit immédiatement exécuter ce qu'il n'arrivait pas à entreprendre. Il se leva et se mit à clopiner vers le nord. Il inclina bientôt sa trajectoire vers l'océan. Il espérait que, en marchant sur le sable mouillé, il pourrait tromper quelques temps les chiens, suffisamment pour s'éloigner, pour décourager ses poursuivants. Et puis, près des vagues, sa silhouette serait probablement moins visible que sur l'arrière-fond blanc des dunes. Il courut lentement sans se retourner, attentif seulement à accroître les distances. La marée montante compliquait sa tâche car il devait éviter les vagues les plus fortes. Dans un brouillard par moments intense, les tempes battantes, il fixait l'horizon de la grève, toujours identique. Quand il entendit le grognement, il se retourna d'un bloc. A une dizaine de mètres derrière lui, un chien s'était arrêté en surprenant son mouvement. C'était un grand animal blanc et noir, sorte de corniaud de chien de chasse, qui le regardait de ses yeux mauvais. Il était seul. Larcher essaya de le faire fuir d'un grand mouvement du bras droit qui amplifia les élancements de son épaule blessée. Mais, loin d'être impressionné, le chien s'avança lentement vers lui, tête baissée et toutes dents dehors.

              - Fous le camp, sale con ! hurla Larcher dans une espèce de croassement. Je vais t'allumer, merde !

        Le chien s'était dangereusement rapproché et lui coupait toute retraite vers la plage. Larcher s'empara fébrilement de son fusil et, au moment précis où il sentit que la bête allait s'élancer, il tira. Frappé de plein fouet, l'animal sauta en l'air et alla s'écrouler quelques mètres plus loin dans un gémissement d'agonie. Le bruit de la détonation s'était répercuté tout au long des dunes. En jurant, Larcher reprit sa marche. Quelques minutes plus tard, la respiration coupée par son nouvel effort, il s'arrêta et se retourna. Il pouvait à présent parfaitement distinguer plusieurs silhouettes qui gagnaient du terrain sur lui. C'était un véritable cauchemar. Il abandonna l'océan qui ne pouvait plus lui être d'aucune utilité, bien au contraire, et, par un mouvement de diagonale, se rapprocha à nouveau des dunes. Il pensa un moment s'abriter dans l'ombre du vieux blockhaus allemand, aux trois-quarts enfoui dans le sable, qu'il avait depuis longtemps repéré mais au dernier moment il opta plutôt pour l'escalade de la dune, plus basse à cet endroit. Cela lui prit de précieuses minutes mais, une fois en haut, il pouvait dominer la plage et apprécier la situation. Ses poursuivants étaient peu nombreux, trois ou quatre hommes et quelques chiens.  Il n'en fut nullement rassuré, persuadé qu'il était à présent d'avoir affaire à une véritable chasse à l'homme et que d'autres salopards devaient certainement chercher à le prendre à revers depuis l'intérieur des terres. Il se traîna vers un bosquet d'arbres. De là, il pouvait voir les environs. Il était de plus relativement à l'abri derrière une sorte de remblai naturel. Il se détendit un peu et chercha à récupérer de ses efforts. Il n'avait plus qu'à attendre. Peut-être même qu'avec un peu de chance, les autres passeraient au large sans le voir, qu'ils le laisseraient tranquille. Il ne demandait que ça... Le premier chien, assez semblable à celui qu'il avait tué sur la plage, surgit au bout de plusieurs minutes. Il reniflait le sol sableux qui le faisait par moments éternuer puis s'arrêta tout à coup, les yeux braqués vers son bosquet. Larcher se garda bien de tirer ce qui n'aurait servi qu'à dilapider ses rares munitions. Le chien, en arrêt, donnait l'impression de regarder Larcher directement, comme s'il avait été pleinement à découvert. Une voix résonna sèchement et le chien fit demi-tour. Larcher n'avait pas entendu les hommes arriver et, de l'endroit où il se trouvait, il ne pouvait pas les voir. Les minutes s'écoulèrent doucement, sans que ses poursuivants ne donnent l'impression de vouloir s'approcher. Sa première idée avait été d'attendre la nuit pour profiter de l'obscurité et échapper à ses ennemis qui ne devaient quand même pas être si nombreux. Mais le temps passant, il se demanda si c'était le bon choix. Après tout, les autres devaient certainement se méfier et ils avaient dû raisonner comme lui. Pourquoi ne pas chercher à ramper tout de suite à travers les herbes assez hautes par ici et gagner les pins derrière lui ? Reprendre l'initiative, d'une certaine manière. Mais ce qui le désorientait, c'était ce silence. Il savait bien que les autres étaient toujours là et il se demandait pourquoi on ne lui faisait aucune sommation, pourquoi on ne cherchait pas à le faire sortir de son abri. Non, aucun bruit de voix, aucun geste. Rien qu'une immobilité presque minérale, à peine coupée de temps à autre par un souffle de vent qui agitait faiblement les herbes. C'en était d'autant plus angoissant. Il se décida. Sa progression fut extrêmement lente, entrecoupée de multiples et longues pauses, sans oser relever la tête ne serait-ce que de deux centimètres par peur d'être vu. Il profitait des sautes de vent pour avancer puis se recroquevillait sur lui-même dans l'attente du coup qui ne venait pas. Il mit un temps infini, certainement une des expériences les plus angoissantes de son existence, pour atteindre les premiers arbres. Il prolongea sa reptation un long moment et ne se releva que bien au creux de la pénombre complice, n'arrivant pas à se persuader qu'il y était arrivé. Pourtant il l'avait fait ! Il était passé au travers de ses ennemis. Malgré leur vigilance, malgré les chiens. A présent relativement protégé, il accéléra autant qu'il le put son allure. Son plan était des plus simples : suivre la forêt vers le nord, aussi longtemps que possible, avant de regagner la plage. Marcher jusqu'à l'épuisement si nécessaire. De se savoir sorti de cette situation périlleuse lui avait redonné des forces. Sa blessure le laissait presque tranquille. Sa faim et surtout sa soif étaient oubliées. Dans son cerveau en fusion, brûlé par la fièvre, il n'avait qu'une seule idée, un seul but : aller plus loin. Se mettre hors de portée. Après, il verrait bien.

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  • Vendredi 2 mai

      

       Larcher s'était laissé tomber contre le petit mur de pierre et contemplait pensivement la villa abandonnée. Il n'arrivait pas à se faire une idée : devait-il se réfugier dans la maison ou bien, après l'avoir fouillée à la recherche d'un peu d'eau, devait-il plutôt courir le risque de dormir à la belle étoile ? Les chiens pourraient peut-être le débusquer dans la forêt mais, d'un autre côté, une fois dans la villa, ne serait-il pas pris au piège si d'aventure les autres venaient à fouiller systématiquement toutes les habitations des environs ? Toutefois n'était-il pas en train de devenir paranoïaque : qu'est-ce qui lui faisait croire que ses poursuivants étaient toujours derrière lui ? Peut-être étaient-ils toujours étendus à guetter son bosquet ? En dépit de son épuisement, cette pensée le fit sourire. D'ailleurs, le soleil était encore haut dans le ciel - sa montre s'était arrêtée, le sable sans doute - et il avait une grande partie de l'après-midi pour choisir. Le plus dur à supporter, pour l'instant, c'était la soif, intense, inextinguible, qui, mêlée à la fièvre, lui obscurcissait le cerveau. Lors de sa fuite, il avait préféré se débarrasser de la bouteille de vin pour éviter un éventuel bruit de verre sur une pierre. La soif. Première chose à faire par conséquent : explorer la villa pour trouver de l'eau, un liquide quelconque. Pourtant il n'arrivait pas à se lever. Attention, se murmura t-il, ne pas se laisser aller. Ne pas laisser sa fatigue le trahir maintenant. Il lui fallait absolument se ressaisir au plus vite parce que... Il crut que le monde entier lui dégringolait sur la tête en entendant la voix toute proche, l'ordre, sec, brutal.

    - Jette ton arme, Viral ! Et lève toi lentement ! Attention, pas de mouvements brusques...

    Larcher tourna lentement la tête. A deux mètres de là, bien campé sur ses jambes, le fusil dirigé vers lui, un homme déguisé en gendarme le regardait méchamment. Il était jeune, vingt-cinq, trente ans au plus, l'uniforme sali par sa poursuite mais le képi bien droit sur le crâne. Il paraissait mal à l'aise, comme si le fait de le tenir en joue, de l'avoir rattrapé, était trop difficile à gérer pour lui. Une grimace lui déformait la bouche et on pouvait comprendre qu'au moindre mouvement un tant soi peu suspect il tirerait sans hésitation.

    - Ton fusil, je te dis. Tu le jettes au loin. Vite. Très vite. C'est ça. Bien. T'es pas encore complètement nase. Tu te lèves maintenant. Doucement. Très doucement. Et tu lèves les mains en l'air bien gentiment.

    Larcher, non sans mal, se redressa et resta immobile, le bras droit levé.

    - Les deux bras, je viens de te dire, reprit le gendarme.

    - J'peux pas lever le gauche, lui répondit Larcher. Je peux pas le bouger. Ca me fait trop mal.

    Le gendarme, compréhensif, hocha la tête et s'approcha lentement de lui.

    - Bon, je vais te fouiller, Viral. Je ne voudrais pas que tu gardes un pétard caché dans ta veste. Mais au moindre geste, pan ! T'as compris ? Eh bien, on peut dire que tu nous auras fait courir, toi, au moins. La putain de suée ! Mais te voilà bien gentil maintenant. Tout doux, hein ? On va attendre calmement les copains, n'est-ce pas ? Le Commandant aimerait te dire un mot ou deux, je crois bien.

    L'homme parlait trop. Très certainement pour cacher sa peur. Il était nerveux et palpait Larcher avec de petits gestes désordonnés, sans le quitter des yeux. Soudain, Larcher, le regard toujours levé, profita de ce que l'homme se trouvait du côté de son bras blessé pour se retourner brutalement et, hurlant de douleur sous le choc, projeta violemment son épaule gauche sur le fusil et le bras du gendarme. Paniqué, l'homme déchargea son arme dans le vide et, effectuant un pas en arrière, trébucha et tomba lourdement. Larcher qui n'attendait que cela se jeta sur lui et, de toutes ses forces, lui décocha un coup de pied en pleine tête. Il entendit les os de la colonne vertébrale craquer. Sans même réfléchir, il reprit son élan et tomba des deux pieds sur le visage de l'homme. Il hurlait de colère et de frayeur, incapable de se contrôler. Il se sentait pire qu'une bête acculée, un malstrom de rage, de frustration et de peur. A travers ses larmes, sans pouvoir s'en empêcher, il s'acharna sur la tête de son ennemi, de celui qui représentait tous ses ennemis au monde, explosant le crâne du malheureux dans un magma de sang, d'os et de matière cérébrale. Le jeune homme était mort depuis longtemps qu'il cognait encore. Il se laissa enfin tomber à côté du cadavre, épouvanté par son accès de haine, et se mit à pleurer. Voilà ce qu'il était devenu. Voilà ce qu'avait fait de lui ce monde de violence et d'ignorance. Un assassin, un tueur, une bête féroce. Bien moins qu'un Viral. Malade comme il ne l'avait jamais été, tremblant de tous ses membres, il rampa quelques mètres pour aller vomir.

    Encore secoué par des nausées, il revint près du corps et, sans oser regarder ce qu'il avait fait, cette bouillie sanglante, il reprit son fusil et s'empara des armes du pseudo-gendarme. Muni d'un véritable arsenal, il se dirigea vers la maison mais n'y entra pas. Il aurait dû chercher à prendre immédiatement la fuite car les autres n'allaient sans doute pas tarder à rappliquer, attirés par le coup de feu, mais il n'en avait tout simplement plus la force. Il choisit l'appentis, situé de l'autre côté d'une piscine depuis longtemps asséchée, parce que c'était une petite construction en dur qui lui parut plus facile à défendre en cas de nécessité. Il eut du mal à en pousser la porte de fer qui n'était heureusement pas fermée à clé et avança dans l'obscurité. Il avait un goût de cendre dans la bouche que la soif seule n'expliquait pas. Il jeta les armes dans un coin et se laissa glisser contre le mur dans l'ombre. Il entendit presque aussitôt les hurlements de rage et de douleur des autres qui venaient de découvrir le cadavre. Larcher, épuisé et écœuré, ne bougeait pas. Au fond de lui, une voix ténue lui soufflait que son immobilité était peut-être sa dernière chance. S'il se faisait tout petit, s'il se recroquevillait sur lui-même comme lorsqu'il était enfant et qu'il voulait éviter une punition qu'il savait inexorable, peut-être les autres iraient-ils plus loin, finiraient-ils par abandonner. A quoi cela leur servait-il de le pourchasser ainsi ? Tout ce qu'il demandait, c'était qu'on lui foute la paix. Pourtant il n'y croyait pas réellement. A leur place, face à ce qu'ils pensaient être un Viral ou en tous cas un dangereux criminel, il n'aurait jamais lâché prise. Tant pis, ce n'était pas lui qui avait les cartes en main. Insensiblement, il se détendit, oubliant presque son sort incertain. Il se mit à somnoler. Petit à petit, alors que la torpeur l'envahissait, il se sentait flotter. La fièvre. La peur. La honte. Il rejeta au loin pour quelques instants encore l'angoisse d'être découvert. Son esprit se mit à véhiculer des images floues qui par instants se précisaient sur un visage, un lieu mais ce n'étaient que des visions chaotiques, sans suite et sans logique. Il aperçut le visage de sa mère, depuis longtemps oubliée, et il souleva légèrement son bras valide comme pour un appel à l'aide, dérisoire et hors du temps. A d'autres moments, il reprenait pied dans la réalité et il pouvait alors entendre les bruits ininterprétables de ceux qui fouillaient les alentours à quelques mètres de lui. Sa raison lui commandait de se saisir de ses armes, pour faire face une fois de plus, mais son corps exténué ne répondait pas aux ordres contradictoires de son cerveau et il décida de se désintéresser de ce conflit sans importance. Il replongeait pour quelques minutes dans ses souvenirs reconstruits au hasard. Il crut même entendre Coralie qui l'appelait et qui lui disait que tout allait finir par s'arranger, qu'il lui fallait avoir confiance et qu'elle était là, près de lui, pour le soutenir de son affection, de son amour même. L'impression fut si intense qu'il sursauta et ouvrit les yeux dans le noir. Il mit plusieurs secondes à réaliser que ce qui avait motivé son hallucination était la voix d'une femme, à l'extérieur, qui participait aux recherches. Bien sûr que cela ne pouvait pas être Coralie. Elle était morte, Coralie, il en était certain maintenant. Assassinée par des gens semblables à ceux qui, dehors, souhaitaient sa perte. Ou même par quelqu'un comme lui car, dans le grand chambardement des valeurs de ce monde grotesque, nul ne savait plus qui était qui. Les yeux secs, il avait l'intolérable impression de ne plus rien ressentir, de se moquer de tout. Impossible de savoir depuis combien de temps il stagnait dans ce réduit glauque. Il n'entendait plus rien : peut-être les autres avaient-ils renoncé ? Il recommença à vagabonder au gré de son imagination malade. Une voix d'homme, amplifiée par un haut-parleur, le réveilla tout à coup.

    - Allez, Viral, on sait que t'es dans le cabanon. T'es encerclé par mes hommes. Tu peux pas t'en tirer. Laisse tomber à présent et finissons tout ça proprement. Tu m'entends, Viral, t'es foutu !

    Durant quelques instants, seul le silence répondit à l'homme. Larcher n'avait pas bronché. Puis la voix reprit :

    - Viral, si t'as encore assez de cervelle pour comprendre ce que je raconte, je vais te dire ce qu'on va faire. On va te flamber, mon gars. Dis, tu m'entends bien ? Te rôtir tout cru. Pas question pour moi de risquer encore la vie d'un de mes hommes pour te faire sortir. Dans deux heures, peut-être moins, des gars de chez moi vont revenir avec des grenades incendiaires et tu vas les prendre en pleine gueule. Tu mérites pas mieux.

    Encore quelques instants de silence comme si l'homme voulait laisser le temps à Larcher de bien assimiler ce qu'il venait de dire puis il reprit :

    - Viral, écoute-moi. Tu sais ce que tu devrais faire ? Tu devrais sortir tout de suite : ce serait mieux pour toi. Je te promets que tu ne sentiras rien. On fera ça proprement. Tu veux pas finir grillé, non ? Tu sais bien que...

    - J'suis pas un Viral, merde, hurla Larcher. J'suis pas un malade, moi. Tout ça, c'est de votre faute. C'est vous qui me pourchassez depuis deux jours. Je voulais seulement qu'on me foute la paix. Vous entendez, la paix ! Merde, c'est pourtant pas compliqué...

    - Mais, non, t'es pas un Viral. Bien sûr que non ! Y a qu'à voir ce que t'as fait à ce pauvre Beaumont. Mais, je vais te dire : si t'es pas malade alors c'est que t'es pire que tout. C'est que t'es la pire des ordures. Et tu sais ce qu'on leur fait aux mecs de ton espèce, hein ? On les nettoie au lance-flammes. Et c'est bien ce qui va t'arriver, tu sais. Ou tout comme. Allez, sors, va. C'est terminé pour toi.

    Larcher ne répondit rien. Il ne voyait pas ce qu'il pouvait ajouter. Jamais les autres n'accepteraient de le croire, ni de le laisser partir. Il laissa s'écouler quelques minutes puis, très lentement, il entreprit de repousser la porte de son réduit. Pour au moins apprécier sa situation et évaluer ses chances. Dès que ses ennemis s'aperçurent du mouvement, une grêle de balles s'abattit sur la porte et sur les murs de l'appentis. Aucune ne l'atteignit : la petite remise était solide. Les impacts de balles prouvaient, toutefois, que sa situation était extrêmement délicate, pour ne pas dire désespérée. Il n'avait aucun moyen de sortir sans être abattu. Il était pris au piège. Et le temps jouait contre lui puisque les autres lui avaient promis des grenades incendiaires pour très bientôt. Sur ce point, il les croyait tout à fait. Alors ? Curieusement, tandis qu'il aurait dû être terrorisé, effondré dans un coin de la pièce obscure à attendre la mort, la flamme immense qui le carboniserait, il sentait remonter en lui toute sa combativité. Plus que jamais, il avait envie de vivre. Vivre malgré tout dans ce monde de déments où seule la force primait. Dans cet arbitraire qu'il avait de tout temps détesté, haï du plus profond de lui-même. Vivre malgré les morts. Tous ces morts qu'il avait aimés, ses amis, sa famille. Vivre malgré l'avenir sombre. Malgré la conviction profonde qui l'habitait depuis tant de semaines que le monde nouveau qui se profilait serait pire, bien pire que le précédent. Qu'il faudrait des années, des siècles, peut-être, pour qu'un semblant d'organisation un tant soi-peu humaine renaisse. Pour qu'une justice, même imparfaite, s'installe. Mais vivre quand même. Seulement, pour faire encore partie de ce futur, il fallait qu'il sorte de là. Qu'est-ce qu'ils avaient dit, les salopards, déjà ? s'interrogea-t-il. Qu'il restait deux heures avant l'arrivée de leurs renforts. Peut-être moins. Insuffisant pour attendre la nuit. D'ailleurs, il était convaincu que les autres amèneraient un projecteur quelconque pour illuminer comme en plein jour la porte derrière laquelle il se terrait. Ils avaient l'air assez bien organisés pour cela. Attendre ? Evidemment, pour lancer leur saloperie dans sa pièce sans fenêtre, il faudrait d'abord qu'ils arrivent à ouvrir la porte et s'il se trouvait derrière, fusil braqué, bien sur ses gardes... Et puis quoi ? Même s'il arrivait à en descendre un ou deux dans l'action, il finirait quand même bien par les recevoir, leurs grenades incendiaires. Ou une balle quelconque. Ce qui était du pareil au même. Vraiment désespérée, sa situation. Et pourtant, il pensait encore qu'il allait s'en sortir. D'une manière ou d'une autre. Il n'était pas venu de si loin, avec tout ce qu'il avait traversé, pour finir comme un rat.

    Quand il crut entendre dans le lointain un bruit de moteur, il se décida.

    - Hé, Commandant, hurla-t-il, vous m'entendez ? Je veux vous parler.

    Tout à coup, il avait atrocement peur qu'on ne lui réponde pas, qu'ils le laissent croupir jusqu'à l'arrivée de leurs renforts. La même voix d'homme résonna :

    - Ouais ? Alors, tu t'es enfin décidé ? Je t'écoute.

    - Je vais sortir, cria Larcher. Mais je veux discuter avec vous. Je veux vous expliquer. Tout ça, c'est un malentendu. Je ne suis pas un Viral, je vous le jure. Il faut me croire. Laissez-moi vous expliquer.

    - Mais oui, mais oui, on va discuter. Mais d'abord, tu jettes tes armes bien en avant de ta porte. Et pas de conneries, hein ? Allez, tes flingues d'abord. Tous tes flingues. On sait que t'as pris le fusil et le revolver de Beaumont.

    - D'accord, je les pose devant la porte mais tirez-pas, hein ? J'ai votre promesse qu'on va discuter ?

    - D'abord les armes. Les discussions ensuite.

    Très doucement, Larcher repoussa la porte de fer dont les gonds couinèrent dans l'immobilité de la fin de l'après-midi. Quand il jugea l'espace suffisant, il jeta les fusils et le revolver. Il avait l'impression d'être tout nu, livré au bon vouloir de ses bourreaux. Pourtant, compte-tenu de sa situation, il se sentait plutôt calme.

    - Bien, reprit la voix. T'es sûr que t'as plus rien ?

    - Juré. Je vous en donne ma parole, répondit Larcher.

    - Alors tu peux sortir. Très doucement. Le plus lentement que tu peux. Avec les mains sur la tête.

    - Une seule main. Une seule. Je peux pas bouger l'autre, lança-t-il d'une voix suraiguë.

    - OK, OK. Une seule mais pas de conneries...

      Larcher se releva lentement, péniblement. Il repoussa la porte. La lumière encore forte lui fit cligner les yeux. Il resta un instant sur le seuil de l'appentis, debout, à demi dissimulé par la porte en fer. Il humait l'air marin qui lui arrivait par à-coups. Il y a longtemps, en d'autres temps, il aimait cette senteur si forte et si douce qui... Il leva son bras droit le plus haut possible et, prenant sa plus profonde inspiration, s'avança à découvert. On ne lui tira pas dessus mais pouvait-il les croire jusqu'au bout ? Il fit deux pas en avant puis, d'un seul mouvement, se jeta de côté et se mit à courir. Il n'entendit jamais les détonations.

     

     

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