• chapitre vingt-trois

    Jeudi 1er mai

     

       A présent, son épaule lui faisait mal. La douleur était sourde, une espèce d'élancement diffus, et cela le brûlait en permanence. Il ne pouvait plus se servir de son bras qui était ankylosé sur toute la longueur. Le sang, toutefois, avait arrêté de couler mais il ne faudrait pas beaucoup, lui semblait-il, pour relancer l'hémorragie. C'était quand même la seule bonne nouvelle car il savait par ailleurs sa situation des plus précaires. Son mal de tête avait également un peu diminué mais il avait l'impression de ne jamais avoir été aussi fatigué. Son fusil, pourtant en bandoulière, pesait des tonnes. Il s'arrêta pour souffler un peu et passa sa main droite sur son visage luisant d'une mauvaise sueur. Il avait froid. Il observa les environs. Des pins partout mais un sous-bois relativement dégagé qui aurait rendu sa progression presque confortable s'il n'y avait eu son bras. Durant les premiers instants qui avaient suivi la fusillade, il s'était enfoncé entre les arbres, sans souci de savoir où cela le mènerait, uniquement préoccupé de fuir au plus vite le lieu du carnage. Puis, il avait commencé à réfléchir. Le meilleur moyen de rallier ses amis lui avait semblé être de se rapprocher de la mer. En suivant la grève, il était certain de revenir vers la maison de la dune d'où il pourrait demander de l'aide mais cela sous-entendait marcher à découvert ce qui était dangereux. C'est pourtant la solution qu'il avait choisie en se répétant encore et encore que ses poursuivants - car il était persuadé que les gens qu'il venait bien involontairement de maltraiter n'en resteraient pas là - ne pouvaient surveiller tout le territoire. Ils s'en tiendraient d'abord aux axes routiers, voire aux petits chemins, d'où la relative sécurité de la plage. Il n'aurait qu'à être tout particulièrement vigilant en croisant les voies en culs-de sac qui desservaient les villages de vacances abandonnés, nombreux dans ce pays. Le seul problème qui demeurait était celui du ravitaillement mais, là, il n'avait pas encore trouvé de solution. Il tablait sur un peu de chance, cette chance qui, jusqu'à présent, lui avait particulièrement fait défaut. Il regarda sa montre : quatre heures de l'après-midi. A travers les cimes des pins qui par moments se raréfiaient, il croyait deviner malgré les nuages une luminosité différente devant lui, une sorte de halo qui lui indiquait l'ouest. Il se remit péniblement en marche. Il pouvait entendre des oiseaux qui se taisaient quand il s'approchait et il enviait leur liberté plus que jamais. Deux fois, il avait débusqué sans le vouloir des lapins; l'un des deux était même resté un long moment à l'observer, nullement craintif, et n'avait détalé qu'à la toute dernière seconde. A un autre moment, une forme noire, assez volumineuse, s'était enfui à son approche dans un froissement de broussailles. Il s'était immobilisé, le cœur battant, et n'avait repris son chemin qu'après plusieurs minutes d'une écoute méticuleuse. Un sanglier, peut-être. De toute façon, il n'en avait absolument pas peur. Il lui restait une bonne vingtaine de cartouches éparpillées dans ses poches mais il devait convenir que le bruit de son fusil aurait été des plus malvenus.

      Il venait d'entendre le grondement épisodique de l'océan, preuve qu'il ne s'était pas trompé dans ses estimations, quand il repéra la cabane. Il s'en approcha lentement, les yeux aux aguets, bien qu'il soit raisonnablement assuré qu'il ne pouvait y avoir personne. C'était une petite bâtisse d'une pièce, au toit en partie délabré, probable habitation de chasseur ou de pêcheur, perdue dans les pins, à quelques dizaines de mètres de la plage qu'il pouvait maintenant apercevoir par intermittence. Le salut. Ou du moins la certitude de pouvoir se reposer un temps. Il en fit le tour avant de faire sauter de la crosse de son fusil la serrure qui céda sans difficulté. Le fusil toujours à la main, il pénétra dans l'obscurité et entrouvrit à tâtons les volets de l'unique fenêtre. Mobilier des plus rudimentaires : une petite table, deux tabourets, un placard fermé par un énorme cadenas, des filets de pêche dans un des coins et, suprême luxe, une paillasse sur laquelle il se laissa tomber après en avoir chassé d'un geste négligent la volumineuse araignée noire qui s'y prélassait. Il s'endormit presque instantanément. Quand il s'éveilla, le crépuscule était bien avancé. Il referma les volets avant d'allumer sa lampe de poche, précaution probablement inutile. Il s'approcha du placard et examina attentivement le cadenas avant de le faire sauter, non sans mal, à coups de crosse. Il poussa un cri de joie en découvrant les paquets de gâteaux secs et deux bouteilles de vin. Il emporta ses trouvailles jusqu'à la table où il se mit à les dévorer avec application. Les gâteaux étaient presque complètement moisis mais le vin parfaitement buvable. Au fur et à mesure qu'il se restaurait, il se sentait devenir un autre homme. Même sa blessure paraissait lui faire moins mal. Il attendit la nuit complète pour aller se baigner, laver ses vêtements crasseux et refaire son pansement avec un des torchons du placard. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait résolument optimiste. Il était à présent certain de s'en sortir. Même le souvenir de Coralie n'arrivait plus à assombrir ses pensées. Il en arriva à se demander si, après tout, il ne s'était pas emballé un peu vite : peut-être avait-elle quand même réussi à s'enfuir ? A moins que la vaisselle brisée de leur maison ait eu une toute autre signification et qu'elle soit à présent tout bêtement à sa recherche, avec les autres, tous morts d'inquiétude sur son sort supposé. Il avait hâte de se remettre en route. Il s'endormit sans difficulté, d'un sommeil lourd et sans rêve.

     

     

    Vendredi 2 mai

      

      Quand il se réveilla, le volet légèrement disjoint laissait pénétrer un filet de lumière grise. Son mal de crâne s'était dissipé mais il se sentait engourdi, les yeux chassieux, les paupières lourdes. Il comprit qu'il commençait à avoir de la fièvre. Il attendit immobile un long moment que cette impression de malaise s'estompe mais, bien au contraire, au fur et à mesure que le temps passait, il se sentait de moins en moins bien. La veille, quand il s'était endormi dans un état proche d'une euphorie peut-être due à l'excès de vin, il avait décidé de voyager de nuit. Cela paraissait la solution idéale : aucun risque de se tromper en suivant la plage et la quasi-certitude d'échapper à la vigilance d'éventuels poursuivants. Tout était à présent remis en question puisque chaque minute qui s'écoulait lui donnait le sentiment de le rendre un peu plus faible. Il eut tout à coup la certitude qu'il devait partir immédiatement sinon il risquait de pourrir dans cette cabane où, de plus, il ne restait que quelques gâteaux parmi les moins comestibles. En grognant, il se leva et s'avança jusqu'à la petite fenêtre dont il poussa le volet, minimètre par minimètre. A l'extérieur, le jour était bien avancé, un jour un peu gris qui roulait des nuages hauts derrière lesquels le soleil semblait vouloir percer. L'air était doux pour autant qu'il pouvait en juger. Avec précaution, il dégagea sa blessure, non sans quelques gémissements parfaitement involontaires, et il s'approcha de la porte pour se rendre compte plus complètement. La plaie était toujours franche, creusée, semblait-il, par le bain de la veille qui l'avait faite resaigner un peu. Il ne regrettait rien puisqu'il avait lu quelque part que l'eau de mer pouvait faire office de cicatrisant. Un début de croûte recouvrait en partie l'estafilade. Il en sourdait un peu de liquide incolore et la peau tout autour était rosie et brûlante. Il ne pouvait que difficilement la toucher. Tout cela ne lui inspirait par une confiance extrême et il était prêt à parier que, sans un antibiotique ou une pommade quelconque, rien ne s'arrangerait tout seul. Raison de plus pour tenter le coup maintenant alors qu'il tenait à peu près sur ses jambes.

        Il ne s'encombra que de son fusil, de la dernière bouteille de vin et, découverte également dans la cabane, d'une vieille veste  dont la laine était imprégnée d'un mélange d'odeurs de poisson et de moisi mais qui lui assurerait une bonne protection contre la fraîcheur des soirs à venir. Il marcha un long moment le long de la plage en direction du nord. Le soleil avait fini par apparaître et la veste lui tenait trop chaud mais il n'avait certainement pas envie de s'en séparer. Il était fatigué et son bras l'élançait. Par instants, la lumière l'éblouissait et il devait fermer les yeux. Devant lui sur la dune, à quelques centaines de mètres, plusieurs maisons se dressaient. Il s'en approcha d'une démarche pesante. La plus proche possédait un petit escalier de béton qui descendait sur la grève. Un peu plus loin, sur une espèce de rond-point surplombant la plage et qui devait terminer une route, le scintillement d'une vitre de voiture lui blessa la rétine. Comme il se l'était promis en pareil cas, il se rapprocha de la dune afin de progresser dans son abri relatif. Il savait qu'il faisait une cible encore bien trop visible mais, dans son état, il était hors de question d'escalader tout ce sable. Ce qui, d'ailleurs, n'aurait vraisemblablement rien changé. On n'entendait que le mugissement de l'océan qui roulait ses vagues dans le vide, pour personne. Le lotissement était à l'évidence abandonné. Dans une sorte de rêve éveillé, il se demanda curieusement ce qu'étaient devenus les propriétaires de la voiture. Sans doute venus là dans un ultime effort, dans une dernière tentative pour échapper à la mort qu'ils portaient en eux, leurs squelettes devaient à présent blanchir quelque part dans les dunes alentours, disloqués par la hargne de quelque prédateur. Il se laissa tomber contre une sorte de hangar qui s'élevait, solitaire, sur la plage, en contrebas des habitations. L'ombre du petit édifice fut la bienvenue et il put laisser son bras reposer sur son ventre, à la recherche d'une position antalgique que, bien sûr, il ne trouva pas. A présent qu'il ne bougeait plus, un semblant de vie avait ressurgi : des oiseaux, hauts dans le ciel, des insectes qui bourdonnaient comme ils l'avaient fait pendant des millions d'années. Le calme. Un semblant de repos. Depuis plusieurs minutes, il s'évertuait à se donner du courage pour se relever quand il entendit les chiens.

        Tout d'abord, ce ne fut qu'un bruit imperceptible, très loin vers l'intérieur des terres, espèce d'hallucination auditive qui avait de la peine à couvrir le murmure du ressac. Il tendit l'oreille. Peut-être un chien qui chassait un lapin quelconque. Mais quand les aboiements s'amplifièrent, il put distinguer plusieurs bêtes. Et qui se rapprochaient assez vite. Pour lui. C'était sans doute pour lui. Des chiens. Comment n'y avait-il pas pensé ? L'angoisse lui fit immédiatement exécuter ce qu'il n'arrivait pas à entreprendre. Il se leva et se mit à clopiner vers le nord. Il inclina bientôt sa trajectoire vers l'océan. Il espérait que, en marchant sur le sable mouillé, il pourrait tromper quelques temps les chiens, suffisamment pour s'éloigner, pour décourager ses poursuivants. Et puis, près des vagues, sa silhouette serait probablement moins visible que sur l'arrière-fond blanc des dunes. Il courut lentement sans se retourner, attentif seulement à accroître les distances. La marée montante compliquait sa tâche car il devait éviter les vagues les plus fortes. Dans un brouillard par moments intense, les tempes battantes, il fixait l'horizon de la grève, toujours identique. Quand il entendit le grognement, il se retourna d'un bloc. A une dizaine de mètres derrière lui, un chien s'était arrêté en surprenant son mouvement. C'était un grand animal blanc et noir, sorte de corniaud de chien de chasse, qui le regardait de ses yeux mauvais. Il était seul. Larcher essaya de le faire fuir d'un grand mouvement du bras droit qui amplifia les élancements de son épaule blessée. Mais, loin d'être impressionné, le chien s'avança lentement vers lui, tête baissée et toutes dents dehors.

              - Fous le camp, sale con ! hurla Larcher dans une espèce de croassement. Je vais t'allumer, merde !

        Le chien s'était dangereusement rapproché et lui coupait toute retraite vers la plage. Larcher s'empara fébrilement de son fusil et, au moment précis où il sentit que la bête allait s'élancer, il tira. Frappé de plein fouet, l'animal sauta en l'air et alla s'écrouler quelques mètres plus loin dans un gémissement d'agonie. Le bruit de la détonation s'était répercuté tout au long des dunes. En jurant, Larcher reprit sa marche. Quelques minutes plus tard, la respiration coupée par son nouvel effort, il s'arrêta et se retourna. Il pouvait à présent parfaitement distinguer plusieurs silhouettes qui gagnaient du terrain sur lui. C'était un véritable cauchemar. Il abandonna l'océan qui ne pouvait plus lui être d'aucune utilité, bien au contraire, et, par un mouvement de diagonale, se rapprocha à nouveau des dunes. Il pensa un moment s'abriter dans l'ombre du vieux blockhaus allemand, aux trois-quarts enfoui dans le sable, qu'il avait depuis longtemps repéré mais au dernier moment il opta plutôt pour l'escalade de la dune, plus basse à cet endroit. Cela lui prit de précieuses minutes mais, une fois en haut, il pouvait dominer la plage et apprécier la situation. Ses poursuivants étaient peu nombreux, trois ou quatre hommes et quelques chiens.  Il n'en fut nullement rassuré, persuadé qu'il était à présent d'avoir affaire à une véritable chasse à l'homme et que d'autres salopards devaient certainement chercher à le prendre à revers depuis l'intérieur des terres. Il se traîna vers un bosquet d'arbres. De là, il pouvait voir les environs. Il était de plus relativement à l'abri derrière une sorte de remblai naturel. Il se détendit un peu et chercha à récupérer de ses efforts. Il n'avait plus qu'à attendre. Peut-être même qu'avec un peu de chance, les autres passeraient au large sans le voir, qu'ils le laisseraient tranquille. Il ne demandait que ça... Le premier chien, assez semblable à celui qu'il avait tué sur la plage, surgit au bout de plusieurs minutes. Il reniflait le sol sableux qui le faisait par moments éternuer puis s'arrêta tout à coup, les yeux braqués vers son bosquet. Larcher se garda bien de tirer ce qui n'aurait servi qu'à dilapider ses rares munitions. Le chien, en arrêt, donnait l'impression de regarder Larcher directement, comme s'il avait été pleinement à découvert. Une voix résonna sèchement et le chien fit demi-tour. Larcher n'avait pas entendu les hommes arriver et, de l'endroit où il se trouvait, il ne pouvait pas les voir. Les minutes s'écoulèrent doucement, sans que ses poursuivants ne donnent l'impression de vouloir s'approcher. Sa première idée avait été d'attendre la nuit pour profiter de l'obscurité et échapper à ses ennemis qui ne devaient quand même pas être si nombreux. Mais le temps passant, il se demanda si c'était le bon choix. Après tout, les autres devaient certainement se méfier et ils avaient dû raisonner comme lui. Pourquoi ne pas chercher à ramper tout de suite à travers les herbes assez hautes par ici et gagner les pins derrière lui ? Reprendre l'initiative, d'une certaine manière. Mais ce qui le désorientait, c'était ce silence. Il savait bien que les autres étaient toujours là et il se demandait pourquoi on ne lui faisait aucune sommation, pourquoi on ne cherchait pas à le faire sortir de son abri. Non, aucun bruit de voix, aucun geste. Rien qu'une immobilité presque minérale, à peine coupée de temps à autre par un souffle de vent qui agitait faiblement les herbes. C'en était d'autant plus angoissant. Il se décida. Sa progression fut extrêmement lente, entrecoupée de multiples et longues pauses, sans oser relever la tête ne serait-ce que de deux centimètres par peur d'être vu. Il profitait des sautes de vent pour avancer puis se recroquevillait sur lui-même dans l'attente du coup qui ne venait pas. Il mit un temps infini, certainement une des expériences les plus angoissantes de son existence, pour atteindre les premiers arbres. Il prolongea sa reptation un long moment et ne se releva que bien au creux de la pénombre complice, n'arrivant pas à se persuader qu'il y était arrivé. Pourtant il l'avait fait ! Il était passé au travers de ses ennemis. Malgré leur vigilance, malgré les chiens. A présent relativement protégé, il accéléra autant qu'il le put son allure. Son plan était des plus simples : suivre la forêt vers le nord, aussi longtemps que possible, avant de regagner la plage. Marcher jusqu'à l'épuisement si nécessaire. De se savoir sorti de cette situation périlleuse lui avait redonné des forces. Sa blessure le laissait presque tranquille. Sa faim et surtout sa soif étaient oubliées. Dans son cerveau en fusion, brûlé par la fièvre, il n'avait qu'une seule idée, un seul but : aller plus loin. Se mettre hors de portée. Après, il verrait bien.

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