• Jeudi 3 avril (suite)

     

     

         Le spectacle était terrifiant. L'angoisse sourde qui n'avait pas quitté Larcher depuis le début de ce qu'il appelait pudiquement "les événements", comme si de ne pas verbaliser l'horreur de la situation nouvelle pouvait en atténuer l'intensité, s'était amplifiée jusqu'à être présente physiquement en lui, oppression invincible qui, de temps à autre, le forçait à inspirer très profondément pour gagner un supplément d'air. Il tourna les yeux vers le 4X4 où il avait obligé Coralie à s'enfermer, vitres relevées. La voiture était bien en vue au milieu de la place, en compagnie des quelques véhicules abandonnés avec lesquels il se confondait. L'espace était assez dégagé et il paraissait impossible de s'en approcher sans se faire repérer. Larcher pouvait apercevoir la silhouette parfaitement immobile de la jeune femme. Satisfait, il revint à son observation du périphérique dont, essentiellement par acquis de conscience, il s'était résigné à apprécier l'état. Avec le faible, très faible espoir qu'il y aurait quand même moyen de l'emprunter, peut-être par la voie de dégagement ou bien en utilisant la chaussée à contre-sens. Mais, dès le premier regard porté par-dessus le parapet de pierre, il s'était rendu compte que cela était absolument impossible. La vision était terrifiante. En dépit de tout ce qu'ils avaient dû vivre, malgré toutes les rues, les avenues sinistres qu'ils venaient de sillonner, il n'avait pu retenir un frisson devant la scène lamentable, le spectacle d'apocalypse qui s'étalaient devant lui. Des milliers de véhicules, encore et toujours, immobilisés à jamais. Presque exclusivement des voitures particulières comme pour un immense départ en week-end que le temps aurait figé brutalement. Quelques camions dont les toits surnageaient de ci, de là, et même un ou deux autocars englués dans la fusion de métal et de verre qui scintillaient au soleil d'avril. Par endroits, de rares taches de bitume restaient visibles et donnaient à croire que certains bienheureux avaient réussi à s'extraire du magma pour gagner un futur indécis. Certaines voitures étaient arrêtées de travers ou chevauchaient maladroitement leurs voisines dans une dernière étreinte rageuse, d'autres étaient complètement renversées, leurs roues posées comme autant de mains dressées dans une supplique impuissante au ciel indifférent. Deux ou trois incendies avaient fusionné les carcasses de tôle en d'étranges sculptures surréalistes enfermant dans une prison de mort leur cargaison de douleur. Mais, au-delà du silence sépulcral et de l'absence absolue de mouvement, on savait que ce ne pouvait pas être un départ de week-end gigantesque. Il suffisait de porter les yeux sur l'amorce de l'autoroute dont tous les accès, toutes les voies débordaient de voitures toutes tournées dans la même direction, celle de la sortie de la ville, celle de la fuite, celle de l'espoir impossible.

         Larcher secouait faiblement la tête de droite et de gauche, pour se convaincre que tout ce qu'il voyait ne sortait pas de l'esprit d'un malade ou d'un cauchemar fou. Il arrivait à reconstituer la genèse de ce carnage. Il imaginait le premier accident qui avait figé l'ensemble de la circulation, qui avait arrêté tous les autres gens, tous ceux qui derrière s'étaient retrouvés noyés dans le piège infernal. L'absence d'autorité légale efficace avait vraisemblablement précipité et amplifié l'immense panique, l'inexorable besoin de s'enfuir qui s'était emparé de tous, quitte à écraser les autres comme dans un cinéma lors d'un incendie. La plupart de ces malheureux devaient être déjà malades, incapables de réfléchir sainement, contraints par leur état à décharger leur trop plein d'agressivité sur leurs voisins, au milieu des injures, des vrombissements de moteurs, des hurlements de klaxons, des pleurs des enfants, des cris des plus faibles. Les plus chanceux avaient dû abandonner leur voiture paralysée et, encombrés de leurs bagages inutiles, avaient cherché à fuir cet enfer pour un ailleurs problématique. Il espérait que c'était le cas du plus grand nombre mais il n'en était pas convaincu. Quant aux autres, ils étaient encore là, enfouis au sein de ce cimetière géant. Il en voyait quelques corps, déjà presque momifiés, abandonnés au vent et à la pluie dans autant de positions grotesques. Pour la première fois, il comprit l'immense gâchis, la mort d'une entière civilisation, une mort plus inexorable que celle d'une guerre au cours de laquelle, si terrible soit elle, il reste toujours un souffle de vie, un espoir, parmi les décombres.

         Seul être vivant dans tout ce silence, un chien furetait parmi les cadavres de métal, peut-être à la recherche de ses maîtres disparus ou plus simplement à flairer quelque denrée comestible. Larcher regarda avec attention celui qui était à présent pour lui un compagnon d'infortune. Le chien, un grand animal efflanqué, s'approcha du corps d'une femme à moitié basculée par la porte entrebâillée de sa voiture et le flaira longuement. Larcher, pris soudain d'un pressentiment affreux, détourna les yeux mais quand il regarda à nouveau, la bête s'était éloignée et, trottinant d'un pas allègre, se perdit bientôt parmi les épaves. Et dire que la porte de Bagnolet ne doit être qu'une image de ce qui s'est passé à toutes les sorties de Paris, et vraisemblablement des autres villes, pensa Larcher. Sans parler des autres pays pour ce que j'en sais. C'est à devenir fou. Par une sorte de masochisme morbide, il n'arrivait pas à détacher ses yeux de cette monstruosité. L'avertisseur puissant et brutal du Range le fit sursauter. Il se retourna mais tout semblait normal. Il pouvait toujours apercevoir l'ombre de sa compagne derrière la vitre. Il était incapable d'évaluer le temps qu'il avait passé à contempler, fasciné, l'hallucinant spectacle. La jeune femme devait tout simplement s'impatienter. Il se hâta vers le 4X4. En le voyant revenir, Coralie baissa sa vitre.

              - Ben alors, qu'est-ce que tu fabriques ? T'as trouvé un chemin ou quoi ?

          Il secoua négativement la tête, sans répondre. Quand il se fut installé près d'elle, il murmura d'une voix étrange :

              - Rien à faire. Le périf est... bourré. Faut passer par la banlieue.

         Elle comprit dans son regard toute l'horreur de sa vision et ne chercha pas à en savoir plus. Elle posa sa main sur la sienne et ils restèrent silencieux un moment.

              - C'est quelle heure ? demanda enfin Larcher en regardant sa montre.

               - Presque une heure de l'après midi, lui répondit Coralie.

               - T'as faim ?

               - Non, et toi ?

              - Moi non plus. Allez, on y va. Plus vite on part, plus vite on sera arrivé.

         Il tourna la clé de contact.

     

     

     

         La peur. La peur l'étreignait en permanence, compagne détestée mais omniprésente, qui l'empêchait de réfléchir, de prendre les décisions indispensables. Elle sursautait au moindre bruit, s'épouvantait ensuite du silence. Perdue, abandonnée de tous, elle savait pourtant qu'elle n'était pas seule mais des Autres, de tous les Autres, ne pouvaient venir que la haine et la mort. Elle aurait tant voulu s'enfuir de ce cauchemar, se cacher derrière chaque objet, ne marcher que de nuit peut-être, mais s'enfuir. Partir pour n'importe où, plus loin, dans des lieux où le danger se serait fait moins pressant. Mais elle ne le pouvait pas. Rampant à moitié, sa lampe éteinte serrée dans sa main moite, elle s'approcha de la porte du petit appartement, se releva, introduisit ses clés. Trois serrures et trois clés différentes. Long à manœuvrer mais la rançon de la sécurité. La porte s'ouvrit avec un petit grincement qui la fit frissonner tant le bruit ridicule parut résonner dans le silence ambiant. Elle referma vivement la porte sans la claquer, s'empressa de pousser les verrous, défense dérisoire mais elle ne s'en doutait pas, et, s'appuyant contre le mur, elle passa une main imprécise dans ses cheveux sales. Sylvie s'approcha de la petite chambre faiblement éclairée et elle se fit la réflexion qu'il lui faudrait, une fois encore, changer les piles de la torche. Cela n'avait pas d'importance car elle avait pris la précaution de s'en faire une réserve. Sur le lit défait, l'enfant se tourna vers elle en l'entendant et, d'une toute petite voix, il interrogea :

              - C'est toi, maman, c'est toi ?

              - Oui, mon chéri, comment tu te sens ? Tu as toujours mal à la tête ?

              - Un peu moins, maman, mais j'ai soif...

         En lui rapportant un verre d'eau, elle se pencha sur son fils et posa sa main sur le front brûlant. Toujours la fièvre. Elle lui soutint la tête tandis qu'il buvait avec difficulté puis elle s'assit à côté de lui, impuissante. L'enfant s'était assoupi. Sylvie essaya de se raisonner, de se convaincre. Il lui fallait absolument des médicaments, ne serait-ce que pour faire tomber cette fièvre. Deux fois déjà, la peur avait été la plus forte et elle n'avait pu aller jusqu'à la pharmacie. En fait, elle n'avait même pas pu dépasser le coin de l'immeuble. Au début, elle n'avait pas pris toutes ces précautions. Au contraire, elle marchait sans crainte dans la petite ville, ne croisant que des silhouettes qui semblaient vouloir l'éviter ce qui la faisait sourire car, de toute façon, elle ne les aurait jamais laissé approcher. Elle s'était même amusée de la situation. Rentrer comme ça chez madame Bobanier, l'épicière, et se servir, choisir ce qui lui plaisait, au point d'être obligée de s'y reprendre à plusieurs fois tant elle avait d'objets à transporter. Pas tous utiles, les objets, bien sûr, mais comment résister au plaisir enfantin de ne plus compter, de ne plus être limitée par l'argent. Et puis, il y avait eu, il y avait eu... Elle avait formé le projet d'aller visiter le marchand de jouets, à trois pâtés de maisons de chez elle. Jérôme commençait à se plaindre de sa tête et de sa gorge. Elle avait décidé de lui rapporter une voiture miniature, un ou deux livres, des babioles pour lui faire prendre patience. Elle s'apprêtait à sortir du hall du petit immeuble quand elle avait entendu les cris, les bruits de lutte. La porte d'entrée avait été violemment repoussée et elle n'avait eu que le temps de se réfugier dans l'escalier qui conduisait aux caves. De là, hélas, elle pouvait tout voir. Les Autres. Trois hommes qu'elle ne connaissait pas venaient d'entrer en riant. Ils tiraient une jeune femme blonde qui les suppliait. Elle reconnut Florence Perthuis avec qui elle était allée en classe dans le temps. Sylvie était surprise car elle pensait que les Perthuis, comme une grande partie des gens de Provins, étaient partis avec la masse de ceux qui arrivaient des grandes villes pour s'enfoncer toujours plus loin dans la campagne. Le hurlement de la jeune femme blonde lui vrilla les tympans. Deux des hommes l'avaient jetée à terre et cherchaient à lui arracher ses vêtements. Sylvie ne pouvait rien faire. Elle avait trop peur. D'ailleurs, de quelle aide aurait-elle pu être, sans arme, seule, terrorisée ? Elle cacha son visage dans ses bras pour ne pas voir le viol immonde. Elle resta ce qui lui parut un temps infini, accroupie sur ses deux marches, à retenir des sanglots de honte et de peur. Puis, les cris de la femme lui avaient malgré tout fait relever la tête. Cette fois, deux des hommes maintenaient la malheureuse tandis que le troisième à califourchon sur elle faisait tourbillonner un rasoir qui scintillait dans la demi-clarté. Sylvie avait tourné les yeux, incapable d'assister à toute cette horreur. La séance de torture dura longtemps et, plusieurs fois, elle avait failli perdre connaissance en entendant les rires des hommes et les cris atroces de la femme. Quand celle-ci avait cessé de gémir, elle avait pu entendre les Autres se remettre à parler, calmement, comme s'ils échangeaient des phrases banales.

              - Elle est tombée dans les pommes, cette conne.

             - Karim, j't'avais bien dit de pas lui niquer les yeux tout de suite. J'te l'avais bien dit. Merde, j’te l’avais dit ! Comme ça, c'est moins marrant, sale con.

           - Tu commences à me gonfler. Y a que ce que tu fais toi qu'est marrant, à t'entendre.

             - Vos gueules, s'exclama une troisième voix. On va finir par se faire repérer avec vos conneries.

              - Risque pas. Y a plus personne dans ce bled.

              - On se casse, je vous dis.

              - Personne se tire ! hurla le plus petit des trois qui semblait être le chef. On est aussi bien ici qu'ailleurs. Je vous ai dit que c'est ici qu'on attend Danny et Sainte-Rose, merde ! Personne se casse avant que je le dise.

         Le silence retomba quelques instants.

           - Bon, qu'est-ce qu'on en fait de la minette ? On la laisse crever ici ?

             - Tu vois, mon pauvre Karim, ce qui est vraiment moche chez toi, c'est que t'as pas de cœur.

         Sylvie vit un des hommes s'accroupir et introduire un revolver dans la bouche de sa victime. La détonation lui fit pousser un cri de terreur mais dans le vacarme, il passa heureusement inaperçu. Quand elle regarda à nouveau, elle était seule avec le corps inerte. Après avoir été prise de vomissements irrépressibles, elle attendit longtemps avant de réunir tout son courage pour remonter chez elle, faisant un grand détour pour ne pas s'approcher du cadavre. Elle pleura presque une heure dans son appartement, serrant contre elle son fils qui ne comprenait pas. Depuis, cette scène horrible, la peur, tenace, s'était emparée d'elle et ne l'avait plus quittée. Elle attendit le lendemain pour tenter une nouvelle sortie, en se jurant de ne pas regarder l'endroit où... Mais le corps n'était plus là et seule une grande tache sombre témoignait du fait qu'elle n'avait rien rêvé. Prise de faiblesse, elle était remontée chez elle sans même oser dépasser la porte d'entrée.

         Sylvie ne comprenait pas très bien ce qui arrivait. Evidemment, comme tout le monde, elle avait entendu parler de l'épidémie qui rendait fou. C'était la raison pour laquelle elle ne laissait personne s'approcher d'elle et de son fils. Mais ce qu'elle ne comprenait pas c'était pourquoi les docteurs, la police ne venaient pas chercher ces malades, pourquoi on les laissait faire. Elle aurait voulu être un homme, une sorte de Rambo, et avec une mitrailleuse, elle aurait liquidé tout ça, malades ou pas. Il y a des moments, pensait-elle, où il ne sert plus à rien d'être gentil. Il faut agir, c'est tout. En attendant, elle était coincée avec Jérôme qu'elle ne savait pas soigner, le docteur Lacaze qui habitait juste en face avait disparu et l'hôpital était à quinze kilomètres. Il ne lui serait jamais venu à l'idée de voler une voiture. Elle avait bien pensé à dérober des antibiotiques à la pharmacie Méroux mais lesquels ? Elle n'était pas docteur et pas question de donner n'importe quoi à un enfant de 6 ans. De l'aspirine toutefois, un sirop... Elle se leva, indécise. Sortir ? Avec ces fous dehors qui attendaient leurs copains ? Elle s'approcha de Jérôme qui dormait tranquillement. La fièvre paraissait moins élevée mais ce n'était sans doute qu'un répit. Allez, c'est le moment ! Elle passa son manteau sans réfléchir davantage, courut de nouveau près du petit lit pour vérifier les couvertures et alla ouvrir sa porte. Elle prit la précaution de bien tout refermer à double tour et, deux minutes plus tard, elle se fondait dans la nuit noire.

         Elle atteignit la pharmacie sans problème, procédant par successions de petits bonds, se cachant dans chaque recoin, derrière chaque arbre, chaque voiture. La porte du magasin avait été forcée et ce qui la rassura d'abord, l'inquiéta ensuite quand elle vit le capharnaüm à l'intérieur. Elle s'éclairait avec sa lampe électrique par de brefs éclairs au hasard mais elle avait du mal à s'orienter. Elle crut qu'elle n'y arriverait jamais. Elle marchait sur des boites de médicaments, bousculait des sacs, des paquets qui tombaient avec un bruit mou sur le sol jonché de débris. Elle tirait de longs tiroirs presque vides d'où elle ne sortait que des médicaments aux noms bizarres, inconnus. Pleurant à moitié, sentant la panique l'envahir, elle eut tout à coup l'idée de regarder par ordre alphabétique, se rappelant comment procédait le vieux père Méroux, avant. Elle cria de joie en voyant les boites bleues d'Aspégic enfants. Il y en avait trois, cela suffirait. Elle fourra maladroitement les médicaments dans la poche de son manteau, se pencha pour ramasser son marteau, seule arme qu'elle possédait, et se précipita vers la sortie. Les phares blancs d'une voiture que, dans sa hâte, elle n'avait pas entendu venir, balayèrent un dixième de seconde la devanture de la pharmacie. Sylvie se jeta de côté dans un renfoncement où on entreposait les livraisons avant inventaire. Elle vit la voiture effectuer un quart de tour et s'immobiliser de l'autre côté de la rue. Rien ne se passa pendant plusieurs minutes puis les portes du gros véhicule carré s'ouvrirent et les Autres descendirent. Deux. Un homme et une femme qui, sans se presser, s'approchèrent. Ils se dirigeaient droit sur elle. Elle se prépara à bondir, le marteau levé à mi-hauteur.

     

     

     

                   - Merde, merde et remerde, hurla Larcher en claquant le capot du 4X4.

         Coralie se pencha par la portière.

                     - C'est grave ? demanda-t-elle.

                    - J'ai pas l'impression. Je crois que je l'ai noyée, c'est tout, lui répondit-il en se réinstallant derrière le volant. Quel con, non mais quel con ! poursuivit-il. A peine une borne que je reprends le volant et voilà que je noie le moteur...

               - Si c'est que ça, c'est pas grave, Julien. Y a qu'à attendre. Et puis tu pouvais pas savoir qu'il y avait ce truc en béton sous les cartons...

                       - M'ouais. J'avais qu'à contourner.

                       - De toutes façons, un peu de repos nous fera du bien.

         Après avoir quitté Paris, ils avaient eu beaucoup de mal à traverser la banlieue si peu sûre et encombrée de tant d'obstacles disparates. Ils avaient essuyé plusieurs jets de pierres, heureusement sans conséquence, avaient dû multiplier les détours pour éviter ce qui leur semblait être des pièges ou en tous cas des difficultés difficiles à surmonter, même pour leur véhicule tout-terrain. Une fois sortis de l'agglomération parisienne, les choses s'étaient un peu améliorées. Les espaces découverts s'étaient fait plus nombreux, la conduite moins hachée mais leur décision d'éviter systématiquement les villages les avait obligé à perdre encore du temps. Parfois, Larcher avait la sensation que ce voyage ne se terminerait jamais, que pour l'éternité ils seraient ainsi obligés de rouler, presque au hasard, à scruter sans fin la route à la recherche de l'écueil, du point noir qui les stopperaient définitivement. Sa compagne ne semblait pas en proie aux mêmes doutes et son attitude lui redonnait la détermination suffisante pour continuer.

         Coralie se tourna vers l'arrière et escalada à moitié son siège pour s'emparer de leur panier à provisions. En mâchonnant son biscuit, une bouteille de Coca à la main, Larcher l'interrogea :

                - On est encore loin ?

          - En temps normal, non. Provins est à une dizaine de kilomètres ce qui fait donc une quarantaine pour Ste Hippolyte. Mais la nuit commence à tomber. On va devoir faire étape.

              - Tu connais quelque chose par là ?

         Elle le regarda comme s'il était devenu subitement fou.

             - Je sais qu'il n'y a plus rien de sûr, évidemment, poursuivit-il en souriant, mais quand même...

           - Ben, y a bien un petit hôtel à Provins où on réservait pour les amis quand il y avait trop de monde à la maison. Intéressant quand j'y pense car il y avait une sorte de cour intérieure où on pourrait garer la bagnole. Mais tu crois pas qu'on devrait plutôt dormir dans la caisse et repartir dès le petit jour ?

             - Hmm, trop dangereux à mon avis.

         La nuit était complètement tombée quand ils entrèrent dans la ville, tous leurs sens en éveil. Dans une  des rues principales, heureusement dégagée étant donné leur état d'épuisement, Larcher repéra dans la lumière des phares l'enseigne d'une pharmacie.

          - Tu as toujours mal à la gorge ? Y a une pharmacie juste devant nous.

             - Pas au point de ne pas pouvoir me passer de médicaments.

             - Des médicaments, justement on n'en a pas pris, je te ferai remarquer. C'est peut-être le moment. Et puis un sirop quelconque te ferait sûrement du bien. C'est pas le moment d'être malade, tu penses pas ?

       Elle haussa les épaules sans répondre. Larcher arrêta la voiture. Le silence retomba. Il attendit quelques minutes puis fit signe à la jeune femme.

              - C'est mieux qu'on y aille ensemble, d'accord ?

       Coralie marchait à deux pas devant lui. La nuit sans lune donnait à la rue une apparence de tunnel obscur. Seule la lampe électrique de la jeune femme éclairait le paysage fantomatique, les murs lugubres. Tout à coup, à un mètre de l'entrée de la pharmacie, sortie de nulle part, une ombre qui paraissait immense se dressa et, le bras levé, se rua vers eux en poussant un hurlement dément. Les cheveux de Larcher se dressèrent sur sa tête. Coralie se jeta à terre sur le côté mais la silhouette était sur elle, brandissant une espèce de marteau. La jeune femme, dans un geste vain de défense, braqua sa lampe sur l'apparition qui hésita un dixième de seconde. C'était une femme en manteau noir, le visage déformé par la haine ou peut-être la peur. Larcher fit feu avant qu'elle ait pu abattre son arme de fortune et la femme bascula en arrière. Sans pouvoir se contrôler, il déchargea son revolver, ne s'arrêtant qu'en entendant le déclic du barillet vide. Il aida Coralie à se relever. Elle hoquetait de peur.

              - Une Virale. C'était une Virale. Y en a partout, partout ! criait-elle sans pouvoir s'arrêter.

       Larcher,  encore tout secoué, ramassa la lampe électrique et prit la jeune femme dans ses bras en la serrant le plus fort qu'il put contre lui. Ils s'approchèrent du cadavre. Evitant d'éclairer son visage, il se pencha vers elle. La main gauche de la femme était toujours enfoncée dans la poche de son manteau. Larcher, avec une prudence extrême, saisit de deux doigts encore tremblants un bout du tissu de la manche et tira sur le bras. La main raidie de la femme laissa échapper un objet que Larcher éclaira de la lampe. C'étaient deux boites d'aspirine pour enfants.

     

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  • Vendredi 4 avril

     

     

         Coralie engagea le 4X4 dans l'allée. Larcher pouvait entendre les graviers crisser légèrement sous les pneus. Elle arrêta le véhicule à une cinquantaine de mètres de l'entrée de la maison. Ils contemplèrent en silence le bâtiment. La résidence secondaire des Dabrowski se dressait sur une petite hauteur, un peu à l'écart du village à quelques centaines de mètres de là. Elle était entourée d'un petit parc - ou plutôt d'un grand jardin - bordé de haies de troènes et, sur un côté, d'un vieux mur de pierres moussues, seul vestige d'une construction antérieure. Aux yeux de Larcher, elle ne paraissait pas aussi grande que le lui avait décrit sa compagne mais peut-être n'était-ce qu'une illusion due à la configuration résolument moderne de la villa qui devait gagner en profondeur ce qu'elle n'avait pas en hauteur. Beaucoup de vitres et cela fit grimacer Larcher qui pensait avant tout aux moyens de la défendre contre toute intrusion malveillante. Il ne voyait pas la piscine, petite mais sympa lui avait précisé Coralie, qui devait se trouver quelque part derrière et qui, à présent, avait toutes les chances de rester définitivement vide. Dans le parc, de part et d'autre de l'allée qui conduisait au garage et où ils s'étaient arrêtés, se dressaient des arbres, principalement des sapins, dont la taille adulte laissait supposer qu'ils avaient préexisté à la maison, et quelques bouleaux. Les abords immédiats de la villa étaient heureusement dégagés et plantés en pelouses que les mauvaises herbes mangeaient déjà. Tout cela donnait à la fois une impression de vacances et d'abandon.

              - Alors, qu'est-ce que t'en penses ? demanda Coralie.

         Larcher prit le temps de répondre.

             - Eh bien, ta maison me paraît très habitable mais il faudra voir à l'usage. En tous cas, j'espère qu'on va pouvoir se reposer un peu par ici, qu'on pourra voir venir, parce que je t'apprendrai rien si je te dis que j'en ai plein les bottes.

              - Et moi donc ! J'ai cru qu'on n'y arriverait jamais...

         Elle sauta de la voiture puis se tourna vers lui.

              - Tu viens avec moi pour voir si tout est normal ?

       Il la suivit tranquillement. Etait-ce le fait de savoir qu'ils touchaient au terme de leur voyage ou bien avait-il été plus secoué qu'il l'aurait cru, Larcher n'en savait rien mais il se sentait exténué. Il n'avait qu'une envie : s'asseoir dans un fauteuil, un verre à la main, et ne plus penser à rien. Dormir, aussi, et le plus longtemps possible.

        La nuit précédente, après l'effrayante rencontre avec la Virale, ils avaient été obligés de rouler un long moment dans la ville morte à la recherche de l'hôtel que, soit par fatigue, soit parce qu'elle était encore sous l'emprise du drame qu'ils venaient de vivre, Coralie n'arrivait plus à retrouver. Il avait été sur le point de proposer d'entrer dans n'importe quelle maison ou, pis encore, de dormir dans la voiture malgré tout ce qu'il avait dit, quand ils s'étaient enfin trouvés face à une auberge dont l'enseigne, battant au vent, réfléchissait faiblement la lumière de leurs phares. Il y avait bien une petite cour intérieure dans laquelle il avait introduit le Range mais Coralie ne reconnaissait pas les lieux. Elle n'avait pas voulu rester seule et ils s'étaient approchés ensemble de l'entrée principale de l'hôtel qu'ils avaient trouvé hermétiquement close. Larcher avait été obligé de briser un des carreaux de la porte avec son revolver pour lever le verrou. Il ne savait pas ce qu'il aurait fait s'il avait été confronté à une serrure de force. Face au comptoir de réception sur lequel trônait une bougie qu'il avait immédiatement allumée, s'ouvrait une salle de réception qui devait jadis faire office de salon de télévision. Il avait pu voir l'écran noir du poste qui reflétait la lumière vacillante de la bougie comme une luciole dans la nuit. Il avait appelé mais personne n'avait répondu. Après avoir installé la jeune femme sur le sofa du salon, malgré ses protestations, il avait exploré la bâtisse. Les pièces du rez-de-chaussée étaient désertes et bien rangées, comme si les propriétaires étaient partis pour quelques jours, pour une ou deux semaines de vacances, en laissant tout en ordre pour leur prochain retour. Cela prouvait au moins qu'aucun vandale n'avait depuis pénétré dans les lieux. Les chambres étaient toutes situées à l'étage. Ce n'était pas un hôtel important - une dizaine de chambres au plus - qui devait servir de halte aux représentants de commerce en semaine et à quelques voyageurs peu pressés le week-end. Dans l'avant-dernière pièce du haut, il avait eu un choc : le cadavre momifié d'un homme en pyjama était affalé en travers du lit. La fenêtre ouverte dont un des battants cognait doucement sous le vent expliquait l'absence d'odeur. Il avait rapidement refermé la porte et, après s'être assuré que la dernière chambre ne lui réservait pas semblable surprise, avait rejoint sa compagne. Elle l'attendait, sagement assise sur le divan, en jouant avec son revolver. Elle l'avait interrogé des yeux et, d'une voix faussement enjouée qu'elle n'avait pas relevée, il lui avait proposé de passer la nuit - ou ce qu'il en restait - dans le petit salon. Elle s'était endormie presque immédiatement, en dépit ou à cause de ses terreurs du jour, tandis qu'il s'était installé dans un fauteuil face à l'entrée, ses armes sur ses genoux. Lui, il n'était pas arrivé à dormir. Il avait marché  un moment dans les pièces silencieuses, avait trouvé un paquet de biscottes qu'il avait mâchonnées sans s'en rendre compte. Il avait su très vite qu'il ne dormirait pas de la nuit. Trop de questions sans réponses. Trop d'horreur en trop peu de temps. Il avait repensé à la Virale qui n'était peut-être qu'une pauvre femme apeurée, il se rappelait son expression quand elle avait levé son marteau. Mais  cela le tracassait moins qu’il aurait pu le croire. La France était devenue une jungle, un monde du chacun pour soi et tant pis pour les autres. Il s'était demandé combien de temps il arriverait à vivre dans ce monde-là. Coralie l'aidait. Sans elle, il aurait sans doute craqué depuis longtemps. Et il l'aidait aussi, elle, c'était sûr mais serait-ce suffisant ? Tout à l'heure, avec la Virale, il s'était fait peur. Il l'avait tuée sans remord, comme on se débarrasse d'un insecte gênant, une araignée qui vous a surpris et qu'on écrase sans plus y penser. A ce rythme là, qu'allait-il devenir ? Un autre salaud dans un monde de salauds ? Pouvait-on reconstruire quelque chose, et quoi ?, dans ces conditions ? Réellement trop de questions sans réponses. Il avait regardé l'aube s'éclaircir peu à peu à travers le carreau brisé de la porte. Un nouveau jour, pour quoi faire ? Il s'était rendu compte qu'il avançait doucement vers une espèce de dépression. Peut-être compréhensible mais ce n’était vraiment pas le moment. Il avait eu froid soudain et était retourné pour couvrir Coralie avec son plaid qui ne lui servait pas. Il était revenu à son poste d'observation, devant la porte, infiniment patient puisque le temps ne comptait plus. 

         Coralie sortit ses clés mais la porte n'était que repoussée. Elle  regarda Larcher, surprise, préoccupée. Celui-ci l'écarta doucement, un doigt sur les lèvres, et s'avança dans la maison muette. Il tenait son fusil à pompe à hauteur d'homme. Il entendait le souffle léger de la jeune femme derrière lui. Quelqu'un était entré dans la maison et y avait séjourné, cela se voyait au petit désordre, à une fugitive impression de vie dans la villa en principe fermée depuis des semaines. Un fauteuil de travers, des bouteilles de bière vides sur la table de la cuisine, un restant de feu mal pris dans la cheminée du living. Un squatter, une âme errante en quête d'une halte provisoire mais qui n'avait rien vraiment dérangé. Ils explorèrent attentivement le rez-de-chaussée, en fait la partie véritablement habitable. A l'arrière, dans une des chambres, un ou deux tiroirs mal repoussées, l'empreinte d'un corps, une couverture froissée témoignaient de l'effraction.

              - Voilà où roupillait notre visiteur, chuchota Larcher. On dirait qu'il est pas resté longtemps. Et aussi qu'il a dû partir sans avoir l'intention de revenir. Qu'est-ce qu'il y a en haut ?

         Elle le guida en silence. Larcher était persuadé que leur hôte imprévu avait depuis longtemps décampé. Ils visitèrent néanmoins l'étage avec prudence, armes braquées. Il n'y avait là qu'une chambre d'amis avec une grande salle de bains attenante, une pièce immense qui devait servir de salle de jeux ou de bibliothèque mais qui n'avait jamais été aménagée, précisa Coralie, une buanderie et plusieurs autres pièces aux fonctions mal définies. Tout était désert. Ils redescendirent, soulagés.

         Après avoir déchargé leur véhicule, Larcher s'empressa de le dissimuler dans le garage puis, pris de fatigue, il alla s'écrouler dans un des fauteuils du living, face à la cheminée éteinte qu'il fixa longuement tandis que la jeune femme essayait de remettre la villa en service ce qui n'était pas simple dans une maison où l'électricité dirigeait à peu près tout. Pour lui, les bûches à demi-calcinées qui semblaient le narguer dans le froid ambiant était comme l'illustration de l'avenir qui leur faisait face. Il devait s'être assoupi car il sursauta quand elle lui toucha le coude, un verre de whisky à la main.

             - Je crois que j'ai un peu dormi, dit-il, les yeux encore flous.

             - Tu sais que tu as l'air complètement crevé ?

             - T'es pas fatiguée, toi ?

             - Oh, moi, je dois reconnaître que j'ai assez bien dormi dans l'auberge, cette nuit. Après cette route dégueulasse et tous nos ennuis, j'avais l'impression d'être enfin à l'abri… d'être en sécurité.

              - Je comprends ça, répondit-il en repensant au cadavre du premier étage.

         Comme la jeune femme s'asseyait en se versant son whisky avec application, il étendit les bras avec un profond soupir et secoua la tête pour s'éclaircir l'esprit.

            - Bon, c'est pas tout ça mais je crois qu'il faut aviser, reprit-il.

         Elle avala voluptueusement une gorgée d'alcool puis, coinçant son verre entre ses jambes, elle le fixa attentivement.

               - Julien, si tu veux bien, on fera le point demain. Ce soir, j'ai envie de passer une soirée tranquille, de plus penser à tout ça.

               - Heu, oui, dans le fond, je crois que t'as raison, y a rien qui presse. Dis donc, à propos, reprit-il au bout d'un petit moment, tu m'as jamais dit ce que faisait ton mari. Il devait avoir du fric pour s'acheter une baraque comme ça, non ?

             - Oui et non. En fait, il était architecte, enfin, il l'est encore, du moins je l'espère pour lui. Alors, quand des amis nous ont parlé d'un terrain à vendre par ici - c'était, heu, il y a à peu près trois ou quatre ans - il a sauté sur l'occasion. Je dois dire aussi que le coin me plaisait bien. Tu vois, y avait une vieille bâtisse ici, avant. Une espèce de vieille ferme. Oh, on aurait pu l'aménager. Encore qu'il y aurait certainement eu pas mal de frais. Mais c'était pas l'idée de Laurent. Avec son métier, tu comprends, il avait envie de construire du neuf. Bon, c'est vrai que c'est un peu grand. Surtout pour deux. Mais on s'était dit que plus tard... Bref, il a fait construire. Sur ses propres plans, bien sûr. Voilà toute l'histoire.

         Larcher prit le temps d'apprécier son alcool, premier moment de vraie détente en trois jours. Coralie avait laissé aller sa nuque sur le dossier de son fauteuil et, les yeux ouverts, elle regardait le plafond sans le voir. Depuis leur arrivée, depuis qu'elle se retrouvait dans son univers familier, elle avait commencé à se détendre. Seul, son revolver, posé sur la table basse située entre eux, rappelait que les temps étaient changés, que tout danger n'était pas écarté. Pourtant, Larcher avait comme l'impression d'avoir vécu ce genre de scène tranquille des milliers de fois déjà. Il se serait presque cru en week-end avec Elisabeth, à profiter du temps qui passe, avec pour seule préoccupation d'organiser les loisirs des quelques heures à venir. Il se leva sans que sa compagne ne fasse le moindre mouvement et s'approcha de la grande baie vitrée, écarta le rideau. Dehors, la nuit commençait à tomber. Il avait dû dormir plus longtemps qu'il ne l'aurait cru. Deux merles sautillaient paisiblement sur le gazon, presque sous son nez, et s'envolèrent tout à coup dans un grand bruissement d'ailes silencieux. De l'autre côté de la route qu'on devinait légèrement en contre-bas, la masse noire de la maison voisine se détachait sur le ciel dégagé, sentinelle lointaine et inaccessible. Il se retourna.

              - Il commence à faire noir. Je vais fermer tous les volets. Comme ça, on verra rien du dehors et tout sera comme avant qu'on arrive, t'es pas d'accord ?

         Sans le regarder, elle répondit par un petit hochement de tête.

                - Eh bien, je vais aller chercher les lampes.

                - Tu veux que je t'aide ?

                - Repose-toi plutôt, c'est trois fois rien.

         Au moment où il allait quitter la pièce, elle le rappela :

                - Oh, Julien !

                - Oui ?

                - Tu sais que je commence à cailler ici ?

                - Moi aussi. Bon, je ramènerai également un radiateur et la batterie.

              - Tu crois pas qu'on pourrait faire du feu ? Je veux dire allumer la cheminée.

               - Alors ça, à mon avis, c'est pas une bonne idée. La moindre fumée risque de nous faire repérer, tu le sais bien.

         Elle se retourna vers lui. Ses cheveux noirs faisaient ressortir la pâleur de son visage mais ses yeux scintillaient.

           - Mon vieux, je vais te dire un truc. J'ai pas du tout l'intention de vivre comme une recluse, hein, à me cacher derrière mon ombre. Pas une seconde, t'entends ? D'ailleurs, ça changerait quoi ?

                 - Heu, peut-être un jour ou deux, on devrait...

               - Pas question. Faire attention, c'est une chose. Vivre en se cachant en permanence, c'est complètement différent.

         Il hésita deux à trois secondes puis se mit à sourire.

                  - Bien sûr que t'as raison. Allez, va pour la cheminée.

     

      

         Le lendemain, Coralie les conduisit au supermarché local, sur la route d'Epernay. Ils passèrent par Ste Hippolyte qui paraissait complètement abandonnée. Larcher se demandait où étaient passés tous les gens et la jeune femme n'en avait bien entendu aucune idée. Ils finirent par se persuader que la majorité d'entre eux étaient morts, que la maladie était à la fois plus répandue qu'ils ne l'avaient d'abord pensé et surtout qu'elle devait finir, d'une manière ou d'une autre, par tuer ceux qu'elle touchait. Sinon comment justifier ce silence, cette absence de vie que les violences ne pouvaient complètement expliquer ? Pourtant une partie de la population devait se terrer chez elle, un embryon d'activité se suspendant peut-être avec  le bruit de leur moteur. Dans ce climat de suspicion et d'insécurité, ils avaient hâte de revenir à la villa. A la sortie du village, ils se heurtèrent à deux voitures arrêtées côte à côte en plein milieu de la route. Le véhicule de droite avait ses vitres brisées, une porte arrière et le coffre ouverts. Coralie aborda le passage avec prudence puis accéléra en arrivant à la hauteur des voitures mais il s'agissait depuis longtemps d'épaves dont ils n'avaient plus rien à redouter. Larcher eut l'impression qu'elles n'étaient pas vides. Dans les champs quelques vaches, les pis gonflés, meuglaient désespérément et ils virent de loin un cheval qui trottait sur l'asphalte de la route et qui obliqua sur un chemin de traverse en les entendant approcher. Pour les animaux aussi, la misère était intense.

         Le supermarché s'organisait autour d'une galerie marchande et, après avoir fait un plein raisonnable de provisions, Larcher décida d'aller fureter dans les magasins voisins. Il en fut récompensé par la découverte du récepteur Ondes Courtes qu'il recherchait depuis longtemps. Évidemment, à une époque où jusqu’à peu on communiquait à chaque instant grâce à des smartphones ultra-perfectionnés, cela lui paraissait une sorte de retour en arrière mais quel autre moyen ? Excité par sa trouvaille, il céda aux injonctions de sa compagne qui, au fur et à mesure que le temps s'écoulait, devenait de plus en plus nerveuse. Dans un dernier geste, alors que Coralie était revenue sur ses pas pour le héler impatiemment, il s'empara d'un carton de petites alarmes individuelles qui leur seraient bien utile en cas de visite inopportune. Il était persuadé qu'il finirait, lors d'une prochaine visite, par trouver  le groupe électrogène avec lequel il se proposait de rendre à leur maison une atmosphère presque normale. A peine revenu à la villa, il se jeta sur le récepteur et, durant un long moment, il chercha à capter une quelconque émission qui leur aurait appris qu'ils n'étaient pas seuls, que la vie, quelque part, continuait. Malgré ses patients efforts, il ne put entendre que de rares parasites et quelques sifflements qui n'avaient à l'évidence aucune origine humaine. Il abandonna à contrecœur pour installer les alarmes. Les petits engins, qui fonctionnaient sur piles, étaient capables de déclencher des sirènes particulièrement performantes et même s'ils ne pouvaient rivaliser avec un véritable système intégré, ce que le mari de Coralie avait toujours refusé de faire installer par peur de déclenchements intempestifs, ils rassuraient un peu Larcher qui avait ainsi l'impression de pouvoir dormir dans une citadelle presque inviolable. Le soir, dans la chambre, sa hantise sécuritaire apaisée, il put pour la première fois depuis l'effondrement de son monde, réfléchir à l'avenir qui s'offrait à eux. La jeune femme fatiguée s'était endormie à ses côtés, la main sur son épaule, comme pour ne pas rompre le contact, comme pour rester accrochée à lui qui demeurait son seul lien avec le vivant. Ce geste d'abandon le réconfortait profondément. Avec elle, grâce à elle, il se sentait investi d'une responsabilité qui dépassait son seul instinct de survie. Il n'avait pas l'impression de l'aimer, du moins pas au sens qu'il donnait à ce terme dans le passé, au sens d'Elisabeth du début de leur union, mais les événements atroces qu'ils avaient vécus, la solitude qu'ils partageaient à présent, seul élément stable dans ce chaos, rendaient d'une certaine manière leur association infiniment plus forte, presque fusionnelle. Il se pencha vers elle et lui effleura doucement les cheveux du bout des lèvres. Il posa sur la moquette, près du lit, le livre qui racontait l'histoire d'un monde disparu et auquel il n'arrivait pas à s'intéresser et tourna le bouton de la lampe qui s'éteignit dans un chuintement d'agonie.

     

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  • Dimanche 6 avril

     

     

         Il se tenait parfaitement immobile, statue vivante que rien ne pouvait altérer. Autour de lui, la vie s'était organisée à nouveau. Les petits animaux avaient repris leur activité. Les oiseaux réoccupaient le bosquet derrière lequel il guettait. Un écureuil, après bien des tergiversations, s'était décidé à emprunter son chemin habituel qui frôlait les chaussures boueuses. Arrivé à leur hauteur, la petite bête avait accéléré comme si elle craignait que l'être étrange qu'elle côtoyait de si près cherche à la saisir mais elle n'avait rien à redouter. Il restait parfaitement immobile. La pluie qui s'était mise à tomber quelques minutes plus tôt dégoulinait de son étrange chapeau qui rappelait, en plus informe,  les Bobs des marins américains que certaines mères obligent leurs gamins à porter sur la plage pour les protéger du soleil. L'eau ruisselait dans son cou, sur ses vêtements usés et sales, sur l'arête de son nez à l'extrémité duquel, goutte à goutte, elle se lançait dans le vide. Il s'en moquait totalement comme il se moquait du froid qu'il avait décidé de ne pas ressentir. A l'exception de quelques brefs battements de paupières, pas un mouvement ne l'animait. Même sa respiration n'était pas perceptible. Et pourtant, intérieurement, une vie puissante, farouche, l'habitait. Il sentait toute cette vie qui bouillonnait en lui, comme si elle voulait sortir à toute force, comme si ce trop-plein si longtemps contenu allait jaillir au grand jour, allait le faire exploser comme une bombe vivante. Des frémissements le parcouraient, des démangeaisons multiples l'agaçaient mais, lui, s'astreignait à ce que toute cette agitation reste confinée au plus profond de son être, ignorée de tous. Il s'admirait pour cette volonté immense, se félicitait de ce qu'il puisse résister à tant de pression, s'émerveillait de pouvoir rester ainsi concentré sur la seule chose qui avait de l'importance et à laquelle il devait tout sacrifier : sa mission.

         Dans ce cadavre debout, un seul élément traduisait le fait qu'on avait bien affaire à quelqu'un de tout à fait vivant : ses yeux. Brillant sur le fond blafard de son visage mangé de barbe, ils étaient le seul point de son corps qui trahissait son intense fièvre intérieure. Exaltés, hallucinés par la haine, ses yeux ne quittaient pas un instant la maison qui se dressait, paisible, à quelques mètres. Ils scrutaient chaque détail, chaque coin de pierre, chaque goutte d'eau qui serpentait sur les vitres, comme pour s'en imprégner, comme pour faire corps avec la matière.

         Parfois, la vision d'une silhouette floue et vite disparue à travers les baies vitrées lui faisait sourdre un grognement aussitôt réprimé, les grognements avortés d'un animal sauvage attentif à ne pas se livrer encore. Il attendait son heure, le moment où, tel un oiseau de proie, brutal et impitoyable, il pourrait se lancer à l'assaut de ses ennemis, ces ennemis haïs au point que la seule idée de leur existence manquait chaque fois le faire défaillir. C'était cette haine absolue qui le portait au-delà de son corps, qui faisait de lui ce monstre de patience imperturbable. C'était ce désir de vengeance avide et inhumain qui occupait chaque parcelle de son être, chaque seconde de son temps. Sans varier sa position d'un millimètre, sans même que le moindre muscle de sa figure ne tressaille, il entendit le claquement sec du cliquet que l'on désarmait et il regarda le volet descendre lentement. Longtemps, il continua à fixer la façade de la maison aveugle puis, arrachant difficilement ses chaussures à la glaise qui les enserrait, il fit demi-tour et s'éloigna à couvert, d'une démarche pesante et magnétique, en direction de sa cabane misérable, de l'autre côté de la route. Les heures qui allaient venir seraient douces pour lui puisqu'elles lui permettraient de se délecter, par une anticipation méchante et savoureuse, de l'instant sublime qu'il espérait de toute son âme.

      

     

              - Ca y est, Bon Dieu, ça y est !

         Coralie releva les yeux vers Larcher qui s'était dressé d'un bond. Elle retira calmement le casque de son lecteur MP3. Du récepteur ondes courtes que brandissait son ami sortait, presque inaudible, une voix indéniablement humaine qui s'exprimait dans une langue inconnue.

           - T'entends, Coralie, t'entends ? hurlait-il, au comble de l'excitation.

               - C'est quoi au juste ? De l'allemand ?

              - De l'allemand ou du hollandais, je sais pas vraiment. Mais ce qui compte, c'est qu'il y a quelqu'un qui parle, quelqu'un de vivant, ma vieille !

              - Quelqu'un de vivant, tu parles d'une nouvelle ! Avec tous les Viraux qui se baladent dans le pays...

             - Jamais des Viraux s'amuseraient à lancer des messages par radio, voyons.

               - Ah oui, et pourquoi pas ? Et qui te dis que ce sont pas des Viraux, ou bien des loubards, en train de préparer une saloperie ?

             - Ça a pas l'air de te faire plaisir de savoir qu'il y a des gens qui sont peut-être en train de s'organiser, qui sont peut-être à...

             - Je dis qu'il ne faut surtout pas s'emballer, le coupa-t-elle. D'ailleurs, on comprend rien de ce qu'ils disent, tu le remarquais toi-même il y a une minute.

              - Non, bien sûr mais tout de même...

         Son air déçu, comme celui d'un enfant qui aurait rapporté chez lui un bon carnet de notes que ses parents auraient posé de côté pour parler d'autre chose, la fit sourire. Elle avait un peu honte de tempérer ainsi son enthousiasme mais l'irruption des voix inconnues dans l'univers tranquille qu'elle venait à peine de réintégrer, en lui rappelant par leur simple existence les dangers extérieurs, l'effrayait plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Elle se pencha vers lui et lui effleura la joue de sa main tendue.

            - Là, là. Allons Julien, bien sûr que ça me fait plaisir de savoir qu'il y a des gens qui cherchent à communiquer. Mais ce que je veux dire, c'est qu'il faut être prudent, terriblement prudent. On en sort à peine. Il faut prendre son temps. J'ai été trop déprimée par... J'ai besoin de me refaire une santé, tu comprends ? Pour le moment, c'est de ça dont j'ai besoin. Oublier un peu, quoi.

         Elle se leva, se serra contre lui et, le forçant à se rasseoir, s'installa sur ses genoux. Larcher l'embrassa doucement en lui caressant les cheveux,  avant de reprendre :

              - Je comprends ce que tu ressens. Et il n'est pas question de bouger d'ici avant un grand moment, on en a assez discuté. Mais ça n'empêche pas de se tenir au courant. Ce que je veux dire, c'est que si on capte des gens en allemand, un jour ou l'autre, on en aura d'autres en français. Et qui pourront nous dire ce qu'ils font, ce qu'ils savent, je sais pas, moi. Plein de trucs qui pourront nous servir. Tu crois pas ?

         Pensive, elle hocha la tête.

             - La prochaine fois qu'on ira faire les courses, continua Larcher, en plus de l'électrogène, j'essaierai de trouver un émetteur. Comme ça, s'il y a quelqu'un qui écoute, on pourra discuter. Évidemment, avec un PC et Internet, ce serait sûrement plus facile mais…

         Elle se redressa, piquée par une idée soudaine.

              - Parce que tu comptes parler avec des mecs que tu connais pas ? Et leur dire où on est, pendant que tu y es ?

              - Mais pas du tout. Absolument pas. Dis, tu me prends pour un abruti ou quoi ? Je veux seulement être au courant de ce qui se passe, c'est tout. Mais pas question de donner le moindre renseignement.

               - Tu le jures ?

               - Je te le jure. De toute façon, on est tous les deux dans la même galère, non ? Et je ferai jamais rien sans t'en parler et sans qu'on en discute d'abord, tu le sais bien. Dis, tu me crois, au moins ?

         Elle se leva et s'approcha de la cheminée pour rajouter une bûche. En l’absence de réponse, Larcher était reparti dans la manipulation de son récepteur. Elle observa durant plusieurs minutes les langues de feu qui réapparaissaient progressivement puis se retourna vers lui.

              - Julien ?

              - ­Oui ?

              - J'ai besoin de temps, tu sais.

         Il l'observa en silence quelques secondes avant de répondre.

              - Moi aussi, Coralie, moi aussi, j'ai besoin de temps.

     

       

         Coralie marchait à pas lents dans la douceur du matin. Elle s'arrêta, plissant les yeux à demi en raison du soleil qui la taquinait, et jeta un regard circulaire sur le parc. C'est ici, murmura-t-elle pour elle même, c'est ici qu'il faut planter. Des quatre côtés de la maison, c'était celui-ci qui convenait. Elle n'avait pas réellement le choix. Impossible d'envisager la partie avant de la maison car trop exposée, trop visible de la route. Le côté gauche était envahi par les arbres qui s'implantaient pour certains jusqu'à moins de deux mètres du mur, leurs branches les plus hardies venant presque toucher la pierre. La partie arrière, la plus vaste, était occupée en son centre par la piscine qui multipliait les distances. Et puis, ce serait trop triste de passer dix fois par jour devant ce grand trou sinistre, témoin de la mort d'une partie de la maison. Elle avait bien songé à la combler mais, au delà du fait que le travail serait probablement titanesque, un reste de respect pour les temps anciens, pour ses souvenirs, la retenait de détruire cet endroit qu'elle avait tant apprécié. Au point de n'y aller à présent que le moins souvent possible. Non, conclut-elle, c'est ici. Elle tâta du pied le gazon et imagina les légumes, les fruits qu'elle ferait pousser sur cette terre riche. Il faudra du travail, des soins, du temps, beaucoup de temps. Mais la joie immense de manger autre chose que les sempiternelles conserves, les sachets deshydratés et autres plats préparés qui, d'ailleurs, allaient bien finir par se périmer, lui arracha un long sourire, presque enfantin. Elle croisa les bras, pencha légèrement la tête et resta immobile de longues minutes face à son potager imaginaire.

         Les yeux n'avaient pas quitté un seul instant la jeune femme depuis qu'elle était apparue sur le seuil de la maison. Placés en retrait à l'angle du parc, à l'endroit où les arbres et les buissons de cette partie de la propriété rejoignaient le petit bois extérieur avec lequel ils se continuaient, les yeux n'avaient pas perdu un seul fragment de sa rêveuse promenade. Ils paraissaient englués à son image, reliés à la jeune femme par un pont invisible et pourtant presque palpable de haine absolue. Quand ils virent son sourire, un frémissement imperceptible parcourut l'ensemble du corps immobile. Des muscles, des tendons se nouèrent, des artères se mirent à battre, tout un lacis d'organes se prépara à l'assaut. Cela ne dura qu'un instant infinitésimal, le temps que, par un effort démentiel, le cerveau reprenne le contrôle de l'ensemble et réfrène cette pulsion de rage. Pas encore. Pas maintenant.

         La porte de la maison s'ouvrit. Larcher avança de quelques pas et repéra sur sa gauche l'ombre de celle qu'il cherchait.

              - Alors, on a son petit moment de nostalgie ? susurra-t-il en la rejoignant et en l'attirant contre lui.

         Se libérant doucement, elle embrassa d'un mouvement de son bras droit la pelouse et lui expliqua ses projets. Il écouta avec attention, heureux de la voir si animée, si détendue. En revenant à pas lents vers la maison, d'un geste machinal, il effleura le revolver à sa ceinture. Coralie qui avait remarqué le mouvement lui saisit le bras.

              - Impossible de croire dans tout ce calme, dans toute cette tranquillité, les horreurs et les saloperies que... Peut-être qu'il y a ailleurs des gens comme nous qui attendent... qui s'efforcent de vivre encore...

              - Sûrement. Sûrement. J'en ai la preuve. C'est pour ça que je te cherchais. Je voulais te dire... Voilà. J'ai capté des gens qui parlent en français.

      Coralie s'arrêta et ses yeux bleus, sérieux soudain, accrochèrent le regard de Larcher.

                - Raconte.

              - En tripotant le poste, j'ai entendu une voix en français. Tu parles d'un choc ! Après je l'ai perdue mais...

                - Et ils racontaient quoi?

               - Pas facile à dire. La fille - c'était une fille - parlait dans une espèce de code.

                - Un code ? Comment ça un code ?

             - Ben, tu vois, un peu comme les flics américains, tu sais, quand ils sont en patrouille...

                - Non, je sais pas.

             - Oh, ben ils disent des chiffres, tu vois. Tel crime, telle agression, c'est tel chiffre. Ce genre là, quoi.

                - Ils parlent par chiffres ?

             - Pas complètement. Par exemple, j'ai entendu un truc du genre : au 422, BS 2 a rencontré un 14.

              - Mais c'est complètement dingue, ça. Ce sont des malades, mon vieux. Ce sont sûrement des Viraux, non ?

           - Au début, j'ai réagi comme toi et puis, j'ai pensé... Réfléchis : si tu veux parler avec quelqu'un mais que tu es pas sûr de pas être écouté... Tu comprends, pour pas se trahir, pour pas dire qui tu es et ce que tu fais à n'importe qui, c'est un bon moyen...

               - Hmm. Ca me paraît bizarre. T'es sûr que ce sont pas des Viraux ?

                - Des Viraux mais dans quel but ? Pour quoi faire ?

                - Ça... Avec des malades, on peut jamais savoir...

               - En réalité, j'en sais rien. Faut continuer à écouter. Peut-être qu'ils en diront plus. En tous cas, des Viraux finiraient sûrement par se trahir, par finir par craquer, non ? Bon, j'ai laissé le truc en marche, tu viens écouter ? S'ils sont encore là, bien sûr.

                - Là, je dois dire que je serais curieuse d'entendre ça !

         Les yeux les regardèrent entrer. De les voir bavarder de loin si amicalement, de les savoir si proches l'un de l'autre, si complices, la colère et la haine de l'être s'étaient encore accrues si cela était possible. Il avait de plus en plus de mal à se contenir. Il fallait que le moment vienne. Vite. Très vite.

     

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  • Lundi 7 avril

     

     

         Larcher introduisit la clé, donna un quart de tour et, de la main gauche, releva la porte du garage qui bascula en couinant, sans résister pourtant. Le 4X4 le regardait de ses gros yeux d'insecte myope. Il était couvert de poussière et de boue séchée mais il l'attendait, patient et disponible. Larcher se retourna vers Coralie.

           - Tu sais, faudra qu'on le révise un de ces jours. Qu'on vérifie que tout va bien. On lui a fait subir un sacré rodage...

               - Tu t'y connais, toi, en voitures ?

       Il eut un petit rire.

               - Je crois pas qu'on puisse dire ça... Enfin, je sais faire une vidange quand même...

       La jeune femme n'était déjà plus intéressée par la conversation. Elle contemplait le parc qui resplendissait sous le soleil. Les premiers bourgeons étaient apparus depuis longtemps et toutes les plantes se préparaient pour un nouveau printemps. Le vert pâle des feuilles naissantes nuançait de douceur la terre qui se réveillait de son hibernation. La nature ne se soucie guère des malheurs des hommes, pensa-t-elle, nostalgique. Elle revint à son compagnon.

              - Tu pars combien de temps ?

         - Je fais le plus vite possible. D'abord le supermarché, l’essence et après, si je trouve pas l'électrogène, je file sur Sézanne. Mais rapide, hein, uniquement pour repérer. Disons, deux heures au grand maximum. Je serai de retour avant 4 heures. Tu es sûre que tu ne veux pas venir ?

         Elle secoua négativement la tête.

          - Non, je suis encore fatiguée et puis... j'ai pas envie de revoir... tout ça. Pas aujourd'hui. Mais, toi, sois prudent, hein ?

              - Promis. Au premier truc un peu suspect, je rapplique dare-dare, tu peux compter sur moi. A propos, je te le répète encore : tu t'enfermes bien. Et tu branches les alarmes, ajouta-t-il en grimpant dans la voiture.

         Elle le regarda sortir la voiture puis, fragile silhouette dans le contre-jour des vitres, descendre doucement l'allée. Il la salua d'un petit signe de la main avant de disparaître sur la route, derrière les arbres. Elle écouta diminuer le ronronnement du moteur rapidement couvert par les sifflements aigus d'une bataille d'oiseaux. Elle revint à pas lents vers la maison, verrouilla consciencieusement la porte d'entrée et s'assit sur le canapé du salon. Elle avait dressé dans sa tête toute une liste de tâches plus ou moins urgentes à faire mais elle n'arrivait pas à se décider. Ce n'était pas le fait de se retrouver seule pour la première fois depuis si longtemps qui lui pesait. Elle était réellement fatiguée. Fatiguée de sa dernière nuit à se retourner dans son lit, sans trouver le sommeil. Fatiguée aussi par tous les événements qu'elle venait de vivre et qu'elle arrivait seulement maintenant à commencer à intégrer. Elle se renversa en arrière en soupirant et ferma les yeux. Cette nouvelle vie si inattendue, si dérangeante. Cette nouvelle existence de solitude. Sans les autres. La nuit précédente, lors d'un de ses rares moments d'assoupissement, elle avait rêvé à ses parents, à son frère. Qu'étaient-ils devenus ? Que leur était-il arrivé ? Etaient-ils encore vivants, ailleurs, à se demander si elle aussi... ? Comment faire pour savoir ? Comment les rechercher ? Par où commencer ? Ne valait-il pas mieux... Après, impossible de retrouver le sommeil. La vie sans les autres, sans ses amis. Une existence étrange, comme si elle était en vacances loin d'eux mais pour toujours. Elle sentit une larme poindre au bord de sa paupière. Julien avait raison : c'était de se retrouver enfin à l'abri, après toutes les horreurs qu'elle avait vues, toutes les épreuves qu'elle avait subies, qui, par une sorte de tension tout à coup retombée, la rendait si fragile. Il lui faudrait, elle en était persuadée, bien des jours encore, pour se remettre, pour s'adapter. Mais elle avait de la chance : qu'aurait-elle fait sans Julien ? Sa présence la réconfortait, lui redonnait le courage de poursuivre. Et puis, échanger des mots, même pour ne rien dire, savoir qu'un autre attendait votre aide, vos réactions, vos impressions, devoir compter avec quelqu'un, étaient un stimulant fantastique. Seule, aurait-elle pu seulement se laisser aller à dormir ? Comment ne pas croire que...

              - Bonjour, toi.

         La voix la fit sursauter si fort qu'elle faillit tomber du canapé. Elle se retourna brutalement en portant ses mains à sa poitrine, incapable de croire ce qu'elle voyait. Un homme était là, debout, à la fixer. Ou plutôt quelque chose qui ressemblait à un homme tellement il était sale, couvert de terre, les vêtements informes et sans couleurs. Il avait les mains dans ses poches et se balançait imperceptiblement d'avant en arrière, comme s'il était à la recherche de son équilibre. Un bonnet informe était enfoncé profondément sur son crâne. Pourtant, dans l'ombre de ce qui lui tenait de visière, elle pouvait voir ses yeux. Des yeux sans cesse en mouvement, aux paupières battantes, et qui la regardait avec une avidité méchante. Un Viral ! Ici !

       L'homme avança un pas vers elle puis s'arrêta. Un étrange sourire, presque un rictus, déforma sa bouche. Sans cesser de la fixer, d'une voix étrangement rauque, il reprit :

              - Alors, Coralie, tu me dis plus bonjour ?

         Les yeux écarquillés, elle se redressa.

              - Mais qu'est-ce... C'est toi, Laurent ? C'est toi ?

     

     

       Larcher gara son véhicule sous l’auvent latéral du centre commercial, à l'endroit où jadis étaient déchargées les livraisons. Il n'avait aucune idée de la taille et du poids d'un groupe électrogène aussi avait-il pensé que, même s'il trouvait quelque part un diable ou n'importe quel matériel roulant pour acheminer sa prise, moins il y aurait de chemin à parcourir, mieux cela vaudrait. Il arrêta le moteur et, se renversant en arrière contre son siège, se prépara à attendre les cinq minutes d'usage. Le chemin avait été sans surprise. A la sortie du village, il avait croisé les deux épaves, en tous points identiques à son dernier passage. Quelques centaines de mètres plus loin, il avait aperçu, sur le côté gauche de la route, le cadavre raide et gonflé d'une vache pattes en l'air. Dans la tranquillité avoisinante, cette vision morbide avait un caractère particulièrement saugrenu. Quelques secondes avant l'arrivée de sa voiture, une nuée de corbeaux et autres volatiles s'étaient enfuis, dérangés dans leur banquet improvisé et il avait détourné la tête pour ne pas en voir plus. Du coin de l’œil, il avait deviné une silhouette sombre qui s'enfuyait elle aussi, probablement un chien ou un renard. Il avait inconsciemment accéléré.

         Il abandonna le 4X4 qu'il ferma à clé, regrettant une fois de plus que l'alarme du véhicule, pour une raison qu'il ignorait, ne soit pas opérationnelle. Une de ses craintes les plus vives, qui revenait souvent dans ses cauchemars, était que, ressortant d'un magasin les bras chargés de victuailles, il ne retrouve pas la voiture. Il se voyait mal revenir à pied dans cet environnement hostile. Il ne doutait alors pas que, visible et vulnérable, il finirait par faire de très mauvaises rencontres. Il arpenta les lieux déserts. Il lui semblait que le désordre était plus intense qu'à sa dernière visite. D'autres étaient sans doute venus là pour se ravitailler et cela ne le surprenait guère. C'est le contraire qui lui aurait paru anormal mais quels que soient ces autres il ne tenait absolument pas à les rencontrer. Il sortit son revolver, s'assura que son fusil à pompe en bandoulière était accessible et redoubla de prudence. Le centre pour ce qu'il en voyait était vide et cela le rassura un peu. En revanche, il eut beau arpenter et fouiller les lieux, il ne trouva aucune trace de ce qui pouvait ressembler à un groupe électrogène et il se fit la remarque qu'il leur faudrait encore patienter. Peut-être devraient-ils pousser jusqu'à un magasin spécialisé - si Coralie en connaissait un dans la région - ou jusqu'à un chantier ou un camp de l'Armée. Une vraie expédition. Sa torche éclaira une boutique d’informatique dans la galerie marchande. L'endroit n'était pas engageant. On y avait habité récemment, cela se devinait aux vieilles bouteilles et boites de conserves vides qui étaient empilées dans un coin. Une odeur d'urine flottait sur l'ensemble et lui rappela ces vieux blockhaus allemands que, à la tête d'une horde de gamins tous aussi intrépides que lui, il visitait sur la plage de l'Atlantique où, enfant, il passait ses vacances. Un temps si lointain désormais. Dans une armoire qui faisait visiblement office de réserve, il poussa un petit cri de joie en tombant sur un matériel de transmission amateur qui leur permettrait peut-être de communiquer enfin avec le monde ambiant si, bien entendu, cela se révélait possible et surtout sans danger. Il était fou de joie, répétant sans cesse à voix basse : putain ! Le bol ! Le bol de trouver ça ici ! Il compléta avec un lot de batteries de réserve et avec des Talkies-Walkies qui pourraient sans nul doute leur servir, à Coralie et à lui. Il regroupa ses trouvailles dans un grand carton qui traînait et regarda sa montre. Il avait passé plus de temps qu'il ne l'aurait pensé aussi se hâta-t-il de regagner le 4X4. Ayant déposé ses trésors à l'arrière du véhicule, il s'accorda une minute de repos pour, après l'effort, ralentir son cœur et sécher sa sueur. Puis il embraya et quitta soulagé les lieux.

         A l'exact moment où il engageait sa voiture sur la route du retour, un groupe d'individus dépareillés et étranges investissait le supermarché par l'autre côté et se dispersait dans les couloirs à nouveau déserts. Sans qu'il le sut jamais, ce jour-là, Larcher avait eu la chance avec lui.

     

     

         Ils restèrent parfaitement immobiles l'un et l'autre durant plusieurs dizaines de secondes. L'esprit en déroute, Coralie cherchait à apprécier ce que changeait pour elle cette extraordinaire apparition. Lui, depuis qu'il était entré dans la pièce, ne la quittait pas des yeux, savourant ce moment exquis, sa surprise, son malaise. Elle ébaucha un geste pour se lever, pour venir malgré tout à sa rencontre, mais il l'arrêta d'un doigt tendu, dominateur.

              - Pas bouger !

       Elle se renfonça dans le canapé, incapable de penser, d'anticiper. L'état de son mari était effrayant. Elle ne l'avait reconnu, sans en être sûre, qu'à la manière dont il avait prononcé son prénom, réminiscence floue. Elle comprenait peu à peu qu'il devait être malade, vraiment malade, et plus cette idée faisait son chemin dans son esprit désorienté, plus la peur, massive, réductrice, s'emparait d'elle. Laurent regardait à présent tout autour de la pièce, comme s'il découvrait l'endroit pour la première fois. Il ne paraissait pas particulièrement agressif, simplement étrange, décalé. Elle essaya de rompre ce silence qui l'épouvantait.

              - Laurent, ça va ? Qu'est-ce que tu veux ? Tu as besoin... Tu as soif ? Tu veux boire quelque chose ? Manger ? Ou tu préfères d'abord parler ?

         Au son de sa voix, il avait à nouveau tourné les yeux vers elle, toujours souriant, toujours énigmatique, comme s'il prenait plaisir à la laisser dans le doute. Au bout d'une minute, avec du mal pour trouver ses mots, il reprit la parole.

               - Parler ? Parler ? Pour quoi faire ? Y a rien à dire. Tout est dit, tu le sais très bien. Comme tu sais très bien pourquoi je suis là.

                - Mais oui. Je pense que tu es venu te reposer, que tu es fatigué... Tu me raconteras ce que...

                  - Pas parler. C'est moi qui parle. Pas toi.

         Mais il ne semblait pas pressé. Il s'approcha de la table basse. Elle pouvait sentir l'odeur de saleté, rance et fétide, qui imprégnait son corps, ses vêtements. Il s'empara doucement du lecteur abandonné quelques heures plus tôt et le contempla religieusement, en le manipulant avec des gestes affectés.

              - C'est là-dedans qu'on te parle, qu'on te donne les ordres, n'est-ce pas ?

               - Que... qu'est-ce que tu veux dire ? Non, c'est...

         Sans écouter sa réponse, il avait fait un demi-tour brutal et, de toutes ses forces, il projeta l'appareil contre le manteau de la cheminée où il explosa.

         Retenant à moitié un cri de surprise, Coralie voulut se lever mais, d'un geste vif, il la repoussa dans le canap

             - Coralie, ma chère, ma tendre, ma douce Coralie, tu n'aurais pas dû, reprit-il en secouant gentiment la tête, non, non, tu n'aurais pas dû. Pas toi !

         Au bord de la panique, la jeune femme l'implorait des yeux, cherchait à l'amadouer, à le calmer.

             - Pas dû quoi ? Hein, Laurent, qu'est-ce que j'aurais pas dû ? Parle-moi ! Je comprends rien, tu sais !

              - Oh que si, tu comprends !

              - Mais non, je...

             - Pas parler, j'ai dit. C'est moi qui parle. J'ai tant à te dire avant de... On m'a prévenu, tu sais ! Maintenant, je sais tout. Je suis au courant. D'ailleurs, j'ai tout vu...

              - Vu ? Mais vu quoi ? Je ne...

             - C'est moi qui parle, j'te dis ! hurla-t-il. Toi, tu te tais, tu la boucles, compris ? Pas parler. C'est moi qui parle.

         Il laissa passer une dizaine de secondes de silence, les yeux fixés, comme englués, sur l'image de sa femme puis reprit d'une voix très douce :

             -  Ah, tu m'as bien pris - vous m'avez bien pris - pour un con, hein, tous les deux ? Mais tu pensais pas qu'on allait me prévenir. Tu te doutais pas qu'on allait me le dire, pas vrai ? Tu voulais faire ton sale coup en douce mais c'est raté. T'entends ? C'est raté, ma douce salope, raté !

         A nouveau sa voix s'était enflée en un crescendo incontrôlable. Coralie, terrorisée, ne savait plus quoi faire. Elle décida de se taire, de ne rien dire qui puisse attiser cette colère, cette fureur qu'elle sentait monter inéluctablement. Tandis qu'il tenait ses propos incohérents, elle cherchait un moyen, n'importe quoi pour échapper à ce dément. Car elle en était à présent sûre, ce n'était pas son mari mais un malade mental qu'elle avait en face d'elle. Elle aurait peut-être pu l'impressionner avec son revolver mais elle se souvenait l'avoir laissé dans la cuisine tant elle était persuadée que dans la maison... Elle ne devait pas laisser la panique l'envahir. Rester calme. Penser seulement à sortir de cette situation atroce. S'enfuir. Se mettre à l'abri. Attendre le retour de Julien. Le prévenir. Avec lui, envisager... Mais comment ? Comment ?

         Laurent s'était mis à marcher de long en large pour s'arrêter brutalement par moments comme pris d'une idée subite puis il repartait dans son monologue. La jeune femme guettait le moindre moment de relâchement, d'hésitation pour agir, bondir du canapé, se jeter hors du salon. Une seule tentative. Une seule. Elle savait qu'elle n'avait pas le droit à l'erreur.

              - Car je vous ai vus, toi et cette ordure. Deux ordures, t'entends ? Ah, ça, vraiment, on peut dire que vous allez bien ensemble, tous les deux ! Mais vous pensiez pas que je vous attendrais. Vous saviez pas qu'on allait me prévenir, hein ? Vous avez bien dû vous marrer, va. Pendant que moi, je devais me battre pour survivre, pour pas crever. Crever. Ca vous aurait bien arrangé, hein, que je crève ? Mais pas de bol : je suis là. Eh oui, mesdames et messieurs,  le cocu revient. Il est là, le cocu, face à la salope, et il demande des comptes, maintenant. Va falloir payer sinon y aurait pas de justice, pas vrai ? Je suis sûr que tu t'attendais pas à ça, pas vrai ? Sale putain, je... je...

         Soudain, comme s'il était à court d'arguments, Laurent sembla se radoucir. Il regarda sa femme avec attention. Seul un tic qui lui déformait la joue par moments traduisait sa rage. Faisant un immense effort sur lui-même, il ébaucha un sourire et, d'une voix tout à coup doucereuse, il susurra :

              - Allons, ma chère Coralie, voilà que je m'emporte. Je m'emporte, je m'emporte et j'oublie l'essentiel. Tu sais, moi j'ai pensé à toi pendant que tu m'oubliais, pendant que tu étais partie t'amuser et que tu rigolais de moi avec l'autre. J'ai beaucoup pensé à toi et je me suis dit : qu'est-ce que je pourrais bien lui rapporter comme cadeau à ma femme que j'aime tant, à ma douce Coralie, à celle qui est la lumière de ma vie comme je te disais dans le temps, tu te rappelles ? J'ai cherché, cherché et puis... Voilà, je t'ai ramené un petit cadeau qui te fera plaisir. Mais si, mais si !

         Laurent porta la main à la poche arrière de son pantalon et en sortit une sorte de petite boite noire oblongue qu'il admira quelques instants en silence. Intriguée malgré sa peur, Coralie regarda, fascinée, l'objet que son mari caressait doucement. Elle n'arrivait pas à voir exactement de quoi il s'agissait et elle se pencha légèrement en avant. A deux mètres devant elle, Laurent releva les yeux et, par dessus la table basse qui les séparait,  lui adressa un sourire presque naturel puis, levant l'objet dans sa direction, il le caressa amoureusement pendant quelques secondes avant d'appuyer sur un ressort. Claquement sec. La lame acérée d'un couteau à cran d'arrêt, telle un serpent projeté hors de sa cache, brilla faiblement. Poussant un hurlement, Coralie lança ses pieds sur la table qui heurta violemment l'homme. Avant qu'il soit revenu de sa surprise, elle sauta par dessus le bras du canapé en direction de la cuisine mais il avait anticipé son mouvement et lui barrait la route. Hurlant toujours, elle se rua dans l'autre direction, vers la cheminée, évita la main qui se tendait et, renversant plusieurs chaises sur son passage, elle se précipita vers l'autre porte. Le couloir qui donne à droite sur les chambres. Demi-tour à gauche vers la cuisine. Elle sent le souffle du dément presque sur sa nuque. Un bras la saisit. Elle entend le rire satisfait de l'homme. Il la plaque par derrière contre le mur, l'immobilise. Elle crie, secoue la tête, implore. Il murmure des paroles incompréhensibles. De sa main gauche, elle essaie de repousser sa main à lui qui approche le cran d'arrêt de son cou. Submergée par la terreur, la jeune femme lance sa main droite au hasard. Des caisses. Le matériel de Julien. Ses doigts se referment sur la hachette dont il se sert pour rectifier les planches. Elle projette l'objet, en bas, vers l'arrière, ne rencontre que le vide. La lame du couteau est à deux centimètres de sa peau. Elle redonne un coup de hachette à l'aveuglette. Cette fois, l'acier se plante dans le genou de l'homme. Laurent hurle de douleur, relâche sa prise, appuie sa main sur le mur pour conserver son équilibre. Coralie se retourne à moitié et, de toutes ses forces, elle lance la petite hache contre le mur, sur la main. Le cran d'arrêt vole en l'air. Trois doigts, la moitié du poignet ont été tranchés net. Le sang gicle et l'aveugle en partie. Au bord de la défaillance, assourdie par leurs cris, elle se précipite dans la cuisine, s'empare du revolver, lève la sécurité et se retourne. Il est là qui marche en zigzaguant, la main tendue d'où le sang coule par saccades. De l'autre, il a repris son couteau. Elle ne sait plus rien, ne comprend plus rien. Une seule idée : sauver sa peau. En pleurant, elle crie :

              - N'avance pas. Fous le camp. Je vais tirer.

         Il s'avance vers elle. Lui aussi pleure.

           - Coralie, ma chérie. Pourquoi t'as fait ça ? Pourquoi ? Je n'aime que toi. Tu sais bien que je t'aime. Je t'aime !

         Il fait un pas vers elle puis un deuxième. Elle tire.

     

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  • Lundi 7 avril (suite)

     

     

      Après avoir entré le 4X4 dans le garage et abaissé la porte coulissante, Larcher resta quelques instants devant l'entrée de la maison à contempler le jardin. Tout était si calme. Même en temps ordinaire l'endroit lui aurait plu. Hormis l'électrogène - auquel il tenait - qui nécessiterait une sortie complémentaire, il était bien décidé à profiter de la villa, du repos qu'ils pourraient y trouver. Attendre. Ne pas se presser. Voir comment les choses allaient évoluer. Guetter ici, dans ce qui était plus qu'un refuge, l'éventuelle réapparition d'une vie collective. Il n'y croyait plus guère après toutes ces journées d'incertitude mais enfin, si cela devait se produire, probablement pas avant longtemps, ils seraient prêts à rejoindre l'organisation nouvelle, prêts, malgré tout, à recommencer quelque chose. Et si rien ne devait arriver, ils finiraient leurs jours par ici. L'endroit en valait bien un autre. Plutôt plus même. Tout ne serait sans doute pas facile mais cela valait le coup d'être tenté. Il soupira. Allons, ce n'est pas fini puisque me voilà à reparler d'avenir, pensa-t-il. Après un dernier regard sur les arbres, sur la pelouse qui avait bien besoin de soins, il se retourna vers la maison silencieuse. Coralie ne l'avait pas entendu venir. Il cria son nom pour ne pas la surprendre. Aucune réponse. Intrigué, il s'approcha de la porte. Elle n'était pas fermée et aucune alarme ne se déclencha quand il la poussa. Sa curiosité se transforma en malaise. Il se saisit de son revolver et du fusil. Il poussa la porte du pied. Il vit immédiatement le désordre, la table, les chaises renversées dans le living. Dans le couloir, des traînées de sang, et dans la cuisine, le cadavre d'un homme allongé sur le dos. Il ne pouvait pas bien voir son visage à cause de son chapeau profondément enfoncé mais sa poitrine n'était plus qu'une plaie, une mare sanglante. Il se pencha avec précaution, les yeux en alerte. L'homme était encore chaud. Que s'était-il passé ? Pourquoi Coralie l'avait-elle laissé entrer ? Fou d'inquiétude, il se précipita à sa recherche. A la manière d'un policier de cinéma, il s'arrêtait à chaque recoin, observait, écoutait puis, lançant son arme en avant, il bondissait un peu plus loin. Personne. Renonçant à toute prudence, il se mit à appeler, sans obtenir la moindre réponse. Il retenait avec difficulté une envie de pleurer. C'était donc arrivé ! Ce qu'il avait tant redouté et à un moment où il ne s'y attendait plus ! Pourquoi mais pourquoi avait-il fallu qu'ils se séparent ? se répétait-il sans arrêt. Devant l'escalier, il hésita une seconde. D'abord soulagé de ne pas avoir trouvé le corps de la jeune femme, voilà que l'escalier lui rappelait qu'il n'avait pas tout visité et, passé la première surprise, il avait à présent la terreur de ce qu'il pourrait rencontrer. Il monta les marches silencieusement. Il eut tout d'abord l'impression que, comme au rez-de-chaussée, il n'y avait personne quand il aperçut une vague silhouette, recroquevillée dans la pénombre, dans l'extrême fond de la dernière pièce. Il s'avança vers elle. C'était bien Coralie. Vivante. Mais quand elle vit son mouvement, elle se renfonça contre le mur et d'une voix étranglée, elle hurla :

              - Non !

        Il s'arrêta, indécis.

              - Mais, Coralie, c'est moi, Julien. Dis-moi ce qui s'est passé. J'ai eu si peur, tu sais... Dis-moi.

              - Non !

       Son cri l'arrêta une fois encore. Il devinait ses yeux, immenses, qui semblaient le regarder sans le reconnaître. Il resta un moment sans bouger puis s'assit à même le sol, sans la quitter du regard.

              - Coralie, tu vas me...

              - Non !

      Le silence les enveloppait. Il pouvait entendre sa respiration irrégulière, ses sanglots retenus. Il comprenait qu'elle avait été traumatisée, qu'elle avait vécu des minutes terribles. Il attendit. Elle ne bougeait pas. Finalement, il se décida à réessayer une approche et reprit son avance en murmurant des mots de réconfort. Le même cri l'arrêta.

              - Non !

       Mais cette fois, elle avait levé vers lui une petite hache, d'une main qui ne tremblait pas. Épouvanté, il fit trois pas en arrière et sur le seuil de la pièce s'arrêta. Il ne voyait d'elle qu'une ombre indistincte et cette hache qui se détachait sur le faible jour des persiennes baissées. L'esprit en déroute, il fit demi-tour et redescendit. Dans le salon, il redressa les meubles, s'assit sur le bord du canapé sans lâcher ses armes. Il entendait dehors le pépiement des oiseaux et le vent léger dans les arbres. Il frissonnait de peur. Il se releva tout à coup pour clore la porte et brancher les alarmes puis il resta un long moment immobile en bas de l'escalier. En haut, le silence était total. Il revint s'asseoir. Il ne savait pas quoi faire.

     

       Larcher releva la tête : d'abord se débarrasser de tout ça, de toute cette merde. Cela lui prit deux heures. Il traîna le corps à l'extérieur et l'abandonna sous un arbre, près de la maison, après avoir retourné ses poches qui étaient vides à l'exception d'un vieux rouleau de ficelle, de deux clés qui expliquaient au moins comment il avait pu s'introduire dans la villa et d'une photo jaunie et froissée qu'il examina longtemps. On y devinait une Coralie plus jeune, sur une plage, qui riait à un inconnu, peut-être son mari. Il comprit que la visite inattendue ne devait rien au hasard : l'homme dont il venait de traîner le cadavre connaissait les Dabrowski. Pour le reste, il devrait attendre les explications de la jeune femme. Si elle devait jamais les lui fournir. Il tira un grand seau d'eau au puits et, à l'aide de produits d'entretien qui se trouvaient sur place, il s'efforça de faire disparaître du mieux possible les traces du drame. Cette plongée dans l'action lui fit oublier durant un petit moment son angoisse. Il retourna ensuite à l'étage. Coralie avait fermé la porte de la chambre à clé et ne répondit pas à ses tentatives pour renouer le contact. Déprimé, il se remit à attendre dans le salon. Il renonça à manipuler son récepteur dont l'intérêt ne lui apparaissait plus, joua quelques instants avec son ordinateur d'échecs mais, n'arrivant pas à se concentrer, il l'abandonna bientôt. Il se résolut à laisser sa compagne à sa folie. Si elle devait un jour en sortir, ce serait à l'évidence à la condition qu'il se fasse oublier, qu'il lui laisse du temps.

      Le jour faiblissant, il alluma une lampe à gaz. La lumière dispensée était sinistre et lui rappelait à chaque instant la précarité de leur situation. Alors, pris d'une bouffée d'inquiétude soudaine, il ressortit pour enterrer le corps de l'agresseur, de celui qui avait brisé le fragile équilibre qu'ils s'étaient, vaille que vaille, efforcés de reconstituer. Le crépuscule était tombé mais la nuit claire dispensait une luminosité suffisante pour qu'à l'aide d'une brouette et d'une pelle il puisse accomplir son misérable travail. Sans y songer vraiment, il choisit l'orée du petit bois où la terre semblait meuble et où le souvenir du Viral viendrait moins le hanter comme un remord constant. Au début presque insouciant, il prit peu à peu conscience des mille bruits de la nature que son esprit enfiévré amplifiait en autant de dangers potentiels. Il ne savait pourtant pas où se dissimulait le danger le plus intense : ici, dans la nuit hostile, ou bien dans la maison où la jeune femme devenue indéchiffrable pouvait avoir des réactions imprévisibles. En jetant les dernières pelletées sur la tombe, il eut une impression de déjà-vu, comme si tout cela était inéluctable, comme si tout avait été à l'avance inscrit dans quelque livre de sa destinée. La sensation fut si forte que, épuisé, désespéré, il resta longtemps à contempler la terre fraîche. L'homme qui à présent reposait là avait eu lui aussi une vie, des espoirs, des joies. Pour la première fois, il se demanda s'il n'aurait pas été préférable pour lui, Julien Larcher, le survivant, de mourir comme les autres, comme tous les autres. Il avait peur. Il était seul dans un univers étrange et méchant. Il n'avait pas envie, il n'avait plus la force de continuer seul. Il se rendit compte qu'il pleurait. Il retourna à la maison, les nerfs à vif, se maudissant de tenir serré dans sa main moite son revolver, ultime et dérisoire rempart face à un avenir qui le terrorisait. Il courut s'enfermer dans sa chambre et bloqua une chaise contre la porte en un dernier obstacle contre lui-même. Le pire pour lui aurait été de devoir faire du mal au seul être qui lui restait. Il s'allongea sur le lit où il savait que, sous l'oreiller, il y avait encore la chemise de nuit de sa compagne silencieuse, cloîtrée à quelques mètres de là et si lointaine désormais.

     

     

     

    Jeudi 10 avril

     

    Deux jours ! Deux jours à attendre que la situation, d'une manière ou d'une autre, évolue, qu'elle se débloque. Car il fallait que cela arrive. Il le fallait impérativement sinon quoi ? Deux jours d'angoisse, de surveillance stérile, à guetter le moindre bruit, la moindre pulsation venue d'en haut. Mais rien que du silence. La première nuit, Larcher n'était pas parvenu à dormir comme si, quoi qu'il se produise, il lui eut fallu être éveillé, immédiatement présent, prêt à réagir sur l'instant à toute éventualité. Calfeutré dans la chambre dont il n'avait pas ouvert les volets, il avait regardé la lumière perler progressivement à travers les plinthes, par les interstices. Ses yeux accoutumés à l'obscurité lui permettaient de voir à la manière d'un chat mais il n'y avait rien à observer que les murs indifférents et les contours des quelques meubles. Il entendait vivre la maison aussi, par mille petits gémissements, mille craquements, mille plaintes. Rarement il s'était senti si impuissant, si seul. Au terme d'une éternité passée dans ce tombeau maléfique, il en était venu, par un phénomène de privation sensorielle, à imaginer une vie, une activité qui commençaient peut-être de l'autre côté de sa porte et cette sensation malsaine l'avait petit à petit terrorisé au point que, tout à coup, alors que depuis de longues minutes il n'était qu'un corps allongé sur un lit mortuaire, il s'était dressé d'un seul mouvement et était resté debout, en plein milieu de la pièce, comme au sortir d'un rêve effrayant qui vous étreint encore par delà la conscience. Je vais devenir fou, moi aussi, s'était-il dit, et pour conjurer la pensée, il avait jeté de côté la chaise qui calait la porte et, ouvrant celle-ci brutalement, avait fait entrer un flot de lumière aveuglante. Il s'était rué vers l'extérieur, sans réfléchir plus avant, parce qu'il le devait pour ne pas sombrer. Le jour, pourtant gris et blafard, lui avait brouillé les yeux et, à travers ses larmes, il était parti droit devant lui, sur la route déserte.

      Quand il revint, tout était exactement en l'état. Il avait presque espéré que Coralie serait descendue. Il l'avait imaginée venant à sa rencontre, muette, les bras tendus dans un geste d'apaisement pour lui signifier qu'elle réintégrait enfin la Vie et qu'elle attendait de lui le réconfort qu'il désirait tant lui apporter. Au lieu de cela, il sentit la peur et l'anxiété l'accueillir de nouveau, compagnes fidèles qu'il haïssait sans pouvoir les écarter. Au soir, alors qu'il n'aurait pu toucher à la moindre parcelle de nourriture, il lui prépara un plateau que, face à son silence obstiné, il abandonna de guerre lasse devant sa porte avant de retourner à ses méditations moroses.

       Le lendemain, au terme d'une nuit en tous points identique à la précédente, il alla s'installer dans le living pour observer la pendule à quartz égrener les minutes interminables. Bizarrement, alors que jamais le temps ne lui avait paru autant s'allonger, autant se dissocier, une certaine indifférence l'avait pris. Il s'était habitué à cet univers arrêté, à ce monde qui, après avoir détruit l'espace qu'il connaissait, lui enlevait maintenant la durée. Il laissa son esprit vagabonder par petites touches successives, sans but apparent. Ses souvenirs, ses observations intérieures, ses réflexions à peine ébauchées, se mélangeaient en un désordre agréable et il en arrivait à  oublier et l'endroit où il se trouvait et l'acuité de son trouble. Le cerveau embrumé par toutes ses heures de veille gratuites, il revint une fois encore dans sa chambre, après une tentative tout aussi infructueuse à la porte close de Coralie et devant laquelle le plateau intouché semblait le narguer. La jeune femme pourtant était toujours là et n'avait pas profité d'un de ses nombreux moments d'inattention pour s'enfuir vers un devenir improbable car il put entendre bouger dans la pièce. Cette preuve de vie ne lui causa aucune joie particulière : la fatigue, l'ennui l'avaient conduit de l'autre côté de l'espoir.

       Il reprit son récepteur ondes courtes le troisième jour et, face à la cheminée qu'il avait ranimée, il se concentra sur les mystérieux messages. Il n'arrivait pas à en comprendre la portée générale, ni même la signification des phrases ponctuelles utilisées. Les émissions n'étaient pas permanentes et il y avait de grands moments de silence durant lesquels son poste ne captait que des parasites, silence qu'au début il n'osa pas interrompre de peur de manquer la phrase, les mots qui lui permettraient peut-être de pénétrer le pourquoi de tout cela. Il put se rendre compte que les émissions avaient lieu à heures fixes - toutes les quatre heures ponctuellement, du moins dans la journée - et que leur durée était variable, oscillant de quelques minutes à une demi-heure pour la plus longue qu'il put repérer. Les intervenants étaient divers, surtout des femmes, mais il arriva progressivement à reconnaître leurs voix et à les baptiser de noms de fantaisie inventés par lui. S'étant emparé d'un bloc de papier, il chercha à retranscrire les différents éléments sans pour autant avancer dans leur décryptage. Un chiffre toutefois revenait très souvent - 128 - dont il comprit assez vite qu'il devait représenter un lieu puisque on invitait à s'y rendre. En revanche, ces interventions étaient toujours à sens unique : jamais personne ne semblait répondre. Malgré ses efforts de recherche sur d'autres fréquences, il n'arriva pas à entendre quoi que ce soit d'autre. Cette écoute fastidieuse procurait à Larcher une sensation étrange, comme s'il était entré dans l'intimité d'inconnus se livrant à une activité mystérieuse et impénétrable. Cela lui rappelait Orphée, le film de Cocteau et, souriant intérieurement,  il se voyait en héritier d'un Jean Marais nouvelle manière, tout aussi obsédé que l'acteur par ces hiéroglyphes sonores. Une chose, en tous cas, était sûre : la tranquillité des voix et la permanence de l'anonymat des messages lui assuraient qu'il ne s'agissait pas d'un étrange exercice de Viraux en mal d'expériences de radio-amateurs. L'autre conclusion à laquelle il était parvenu était que le seul moyen pour lui d'en savoir plus serait d'envahir la fréquence à son tour, de se faire connaître, ce que le matériel rapporté du supermarché l'autorisait à espérer. Pour cela, néanmoins, il aurait fallu qu'il en eut envie, ce qui n'était pas le cas. Il se contentait pour l'heure de se laisser porter par la mélodie de ces mots sans suite, s'enivrant seulement de l'écoute de ce français incompréhensible mais dont l'existence même lui soufflait qu'ailleurs une Vie en apparence organisée avait réussi à se perpétuer.

       Après avoir longuement étiré ses bras douloureux, il ouvrit les yeux et sursauta. Coralie était là, immobile, tranquille, à le regarder. Il s'était endormi, la main encore crispée sur son récepteur, et ne l'avait pas entendu venir. Elle le regardait sans sourire et ouvrit la bouche pour lui dire quelque chose qui ne vint pas. Finalement, après plusieurs efforts infructueux pour parler, d'une voix étouffée, elle arriva à dire :

              - Je vais mieux. C'est fini. Je vais mieux.

       Comme il s'apprêtait à lui répondre, à l'interroger, elle leva à mi-hauteur une main lasse pour lui demander encore quelques minutes de répit. Elle s'était assise dans le fauteuil qui lui faisait face et, assurée de son silence, elle se laissa aller en arrière, les yeux grands ouverts fixés sur le plafond. Une larme coulait sur sa joue gauche. Larcher, en apparence flegmatique, était fou de joie devant cette résurrection. Il aurait voulu se jeter sur elle, serrer dans ses bras celle dont il réalisait combien elle avait de l'importance pour lui, la couvrir de baisers, la submerger de questions et de paroles de réconfort mais il respecta sa demande et l'observa sans un mot. Elle portait les mêmes vêtements que lorsqu'il l'avait vue pour la dernière fois de la voiture, quand il l'avait abandonnée pour sa brève expédition. A présent, son jean, son pull étaient froissés, salis, encore tachés du sang du Viral. Son visage extraordinairement pâle, les cernes sous ses yeux, ses mouvements imprécis traduisaient son état d'épuisement mais c'était bien Coralie qui lui revenait, intacte, saine d'esprit. Il en aurait hurlé de soulagement. Le silence se prolongea, surréaliste. Enfin, elle se redressa, lui adressa un sourire douloureux et, en lui tendant les bras, d'une voix plus ferme, elle murmura :

              - Je te raconterai mais pas maintenant.

       Il s'approcha d'elle, hésitant, puis la prit dans ses bras. Il la laissa pleurer doucement contre lui.

     

       A présent qu'ils étaient revenus à des rapports sinon normaux du moins habituels, la première chose qu'il exigea d'elle, malgré ses protestations, ce fut qu'elle dorme. Il l'installa dans la chambre où il avait vécu tant heures d'attente éprouvante. Elle jeta en boule ses vêtements sales et s'enfouit à même le lit, le visage encore marqué par ses épreuves. A peine avait-il tourné les talons qu'elle s'était profondément endormie. Il replongea dans son écoute laborieuse sans en apprendre plus et occupa les moments de silence avec le mini-ordinateur d'échecs. Il ne pouvait ni lire - rien ne l'intéressait car tout ce qu'il aurait pu trouver lui semblait obsolète - ni écouter de la musique qui ne réussissait qu'à l'impatienter davantage. Entre deux émissions, tandis que l'ordinateur réfléchissait, il imagina des stratégies pour entrer en communication avec ses mystérieux correspondants potentiels, stratégies qu'il hésitait néanmoins à mettre en application.

       Le soir tombé, il dressa le couvert sur la table basse du salon (il lui paraissait impossible de dîner dans la cuisine) et alla jeter un coup d’œil dans la chambre. Malgré la fraîcheur de la maison, Coralie avait rejeté les couvertures et, nue dans la pénombre, lui tournait le dos. La vue de son corps abandonné entraîna chez Larcher une onde de désir qu'il réprima sur le champ, vaguement honteux. Elle l'avait entendu venir car elle se retourna en souriant.

              - Bien reposée ? murmura-t-il sans originalité.

       Elle s'étira en baillant.

              - Je me sens un peu mieux. Plus calme.

       Il s'avança pour allumer la lampe à gaz mais n'arriva pas à faire jaillir l'étincelle. Elle l'écarta doucement.

              - Laisse-moi faire.

              - Est-ce que tu as faim ? lança-t-il.

              - Pas trop.

              - Faut que tu manges. J'ai préparé deux ou trois trucs.

              - Je viens mais d'abord je vais me faire un brin de toilette, si tu veux bien. Je suis vraiment crasseuse, tu t'en doutes.

              - Tu veux que je fasse chauffer de l'eau ?

       Elle refusa en silence et se leva d'un bond. Il la regarda partir vers la salle de bain où il avait changé quelques heures plus tôt l'eau – à défaut de l’eau des canalisations à présent muettes, il y avait celle d’un puits dans le jardin - et il se dirigea vers le débarras près du garage qui faisait office de cellier. Il consacra de longues minutes à choisir une bouteille de vin. Quand elle le rejoignit dans le living, elle avait passé un pantalon de velours bleu-nuit et un pull blanc à col boule qui la transformait complètement. Elle avait également remonté ses cheveux en un sage chignon, presque austère, qui lui donnait l'aspect d'une maîtresse de maison sur le point d'accueillir ses invités. Assis autour de la petite table, ils reprirent leur conversation comme si rien ne s'était passé. Seule, de temps en temps, une ombre fugitive voilait son regard. Tandis qu'il expliquait ses conclusions de l'écoute des messages radio, elle l'interrompit soudain pour s'exclamer :

              - C'était Laurent.

              - Hein ?

              - Le Viral, le type dans la cuisine, c'était Laurent.

              - Laurent, ton mari ? Mais...

          - On ne saura jamais pourquoi... Il était malade, tu comprends. Complètement dingue. Il voulait se venger de je ne sais quoi. Il nous avait vus tous les deux ensembles mais ça, c'était seulement un prétexte. Il ne savait plus ce qu'il faisait. En réalité, il était devenu complètement fou...

       La voix encore très émue mais sans pleurer, elle lui expliqua l'horrible scène à laquelle elle avait été confrontée, la bagarre. Et les heures d'épouvante qu'elle avait passées au premier étage à se torturer, à assumer ce qui, malgré tout, restait pour elle le meurtre de son mari. Elle ne regrettait rien. Elle n'avait pas eu le choix. C'était elle ou lui. Mais cela ne retirait rien à l'horreur de ce qui était arrivé. Dans les heures qui avaient suivi cette violence, elle avait vraiment cru devenir folle elle aussi. A un moment même, elle raconta qu'elle avait brandi à bout de bras la hache au dessus de sa tête, dans un geste absurde de dégoût et de désespoir, mais sa fatigue était telle, son désarroi si total, qu'elle n'avait pas eu la force d'agir. Larcher frissonna à l'idée de ce qu'il aurait pu trouver la-haut. Il ne chercha pas à interrompre sa compagne dans cette espèce de confession. Il ne voulait pas parler d'autre chose, orienter leur conversation vers des terrains moins douloureux tant il sentait au fond de lui que ces choses là devaient être verbalisées, tant il comprenait combien cela la soulageait de partager cette horreur, fut-ce au prix de son angoisse à lui. Il réalisait aussi sa force de caractère. Qui sait ce qu'il aurait fait si Élisabeth... Il comprit combien il admirait intensément Coralie pour ce courage et cette volonté. Après avoir fourni en bois la cheminée, ils restèrent un long moment côte à côte à regarder les flammes lécher amoureusement les bûches en autant de baisers mortels. Ils ne parlaient plus et se contentaient de savourer cette quiétude retrouvée. Après tout, il serait toujours temps d'aviser plus tard, d'interroger l'avenir. Elle ne lui demanda pas ce qu'il avait fait du corps.

     

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