• Samedi 12 avril

     

       Depuis un bon quart d'heure, Larcher avait repéré les motards par les pétarades de leurs engins qui se rapprochaient graduellement. Il était immédiatement monté au premier étage, dans la salle de jeux dont la fenêtre donnait sur le devant de la maison. Il avait relevé imperceptiblement le volet d'acier et guetté l'apparition des intrus au moyen des fortes jumelles qu'il était allé chercher dans le Range Rover. Coralie se tenait à ses côtés. Elle respirait d'une manière saccadée et, d'un geste de la main, il essaya de la réconforter. Il était certain que, de la route, une fois les volets abaissés, rien ne pouvait trahir leur présence. Le premier motard apparut brutalement par le côté qu'ils ne pouvaient pas surveiller, caché qu'il était par la végétation du parc. C'était un homme d'une quarantaine d'années, plutôt replet, habillé de jean et dont le crâne s'affublait d'une casquette de base-ball sombre, aux couleurs passées. L'homme arrêta son véhicule devant l'entrée de la maison et l'installa en travers du chemin. Larcher sentit sa compagne se raidir et, une fois encore, il chercha à la rassurer d'une pression de la main. Bientôt, les autres motards - une dizaine au total dont apparemment deux filles, aussi sales que leurs compagnons - rejoignirent l'éclaireur. D'âges divers, ils étaient habillés de bric et de broc avec des vêtements de cuir élimés et poussiéreux. Tous les engins étaient de grosses cylindrées, avec une majorité de Harley-Davidson, que certains avaient trafiquées à la manière des gangs américains du temps jadis, selles surélevées, guidons alambiqués, petits fanions flottant au vent comme autant de points de repères. Les motards s'étaient arrêtés juste sous leur porche et ils pouvaient facilement distinguer leurs traits qui, tous comptes faits, n'avaient rien de très engageant. Deux des individus, peut-être par un reste de civisme inconscient, portaient des casques intégraux qui leur donnaient des allures de cauchemar. Des armes diverses, fusils, barres de fer, débordaient des sacoches des motos. Par instants, le soleil qui jouait avec les nuages de la fin de matinée, faisait ressortir les chromes sous la forme d'éclairs furtifs terriblement vivants, terriblement agressifs. Larcher s'empara de son fusil et adressa un regard à Coralie mais la jeune femme tenait déjà son arme en joue. Il s'empressa de chuchoter :

              - Surtout on ne fait rien tant qu'on n'est pas sûrs d'avoir été repérés.

       Elle acquiesça d'un hochement de tête vigoureux, les lèvres pincées, sans détacher son regard des motos. Larcher était bien décidé à ne prendre aucun risque. Si les inconnus faisaient mine de s'approcher de la maison, ils tireraient immédiatement. Dans ce monde anarchique, l'heure n'était plus aux palabres et, l'effet de surprise aidant, il était persuadé de faire un maximum de dégâts avant que les autres ne se ressaisissent. Les motards étaient descendus de leurs machines et se donnaient d'amicales bourrades, en s'interpellant et en plaisantant très fort. Un des hommes s'allongea à même la route, faisant semblant, les bras croisés sous la tête, de commencer une sieste tandis que les autres se rapprochaient de la Harley d'un gros barbu blond qui dépliait une carte. Le conciliabule dura un long moment puis les hommes se mirent à examiner les environs. Ils ne jetèrent qu'un regard distrait sur la maison des Dabrowski pour accorder un examen plus approfondi à la villa des voisins, de l'autre côté de la route, depuis longtemps abandonnée. Ce qu'ils virent ne dut pas les convaincre car plusieurs d'entre eux désignèrent le village, quelques centaines de mètres plus bas, et ils réenfourchèrent leurs véhicules. Un homme plutôt petit, qui était jusque là resté relativement à l'écart, se retourna alors vers leur maison et son regard erra sur les fenêtres fermées. Un bref instant, Larcher eut l'impression de croiser ses yeux et cette sensation imaginaire lui fut profondément désagréable. L'homme s'approcha et Larcher sentit son cœur frémir mais l'individu ne cherchait qu'un endroit pour uriner tranquillement ce qui déclencha les rires des autres quand ils s’en aperçurent. Avec un grand soulagement, Larcher entendit les moteurs qu'on relançait et en quelques secondes les motards dégagèrent cette partie de la route. Il les suivit à la jumelle tandis qu'ils descendaient vers Sainte Hippolyte. Il se retourna vers Coralie. Celle-ci n'avait pas bougé d'un pouce et, telle une statue d'albâtre dans la demi-obscurité de la pièce, elle fixait toujours le morceau de route à présent déserté. Larcher lui toucha le coude et, au bout d'une seconde, la jeune femme se détendit en laissant exhaler un profond soupir. Elle regarda son compagnon et murmura :

              - Putain, ce que j'avais envie de les descendre, ces ordures. J'ai failli tirer, tu sais ! Je peux plus les voir ces genres de mecs...

       Larcher se releva et allait répondre quand il entendit les premiers coups de feu. Les Anges de la Mort - ou quelque soit le nom dont ils s'affublaient - venaient de rencontrer les derniers habitants du village que, eux, n'avaient jamais pu trouver. De son observatoire, Larcher ne pouvait rien distinguer de ce qui paraissait être une bataille rangée. En quelques minutes, tout fut dit. Les détonations s'espacèrent. A son grand regret il doutait que les envahisseurs aient pu avoir le dessous. De fait, une fumée, d'abord légère puis rapidement noire et fournie, commença à s'élever dans l'atmosphère calme. Un nouveau drame, de nouvelles horreurs venaient de se commettre à quelques portées de pierres de leur refuge. Coralie, tremblante de rage contenue, avait arraché les jumelles de Larcher et contemplait dans le ciel, impuissante, les traces du passage de la bande. Elle avait beau faire, elle n'arrivait pas à s'habituer à cette violence gratuite. Sans un mot, ils redescendirent. Coralie n'en pouvait plus de toute cette haine. Elle marchait de long en large dans le salon, surexcitée, vibrant d'indignation et de colère.

              - Mais qu'est-ce que c'est que ce monde pourri, hurla-telle. Qu'est-ce qu'il veulent, merde, à la fin ? Tout casser ? Tout détruire ? Tuer, encore tuer, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que leurs gueules de minables et de salauds à traîner dans un pays complètement détruit, dévasté, anéanti ? Enfin, tu les as vu, Julien, c'étaient pas des Viraux, ceux-là ! Des gens comme nous, des gens... Pas des malades ! Et c'est avec ça qu'il faut recommencer ? Pire, ils étaient pires que des malades... Les fous, au moins, on peut dire qu'ils ne savent pas ce qu'ils font mais ceux-là... Non, c'est vraiment dégueulasse. Dégueulasse ! Et y aura personne pour empêcher ça ? Hein, Julien, personne ?

       Larcher ne répondait pas. Lui aussi n'était pas loin de penser que leur combat de survie, leur désir de, coûte que coûte, continuer semblait utopique, irréaliste. Pourtant, que faire d'autre ? Coralie s'était plantée devant lui et, face à son apparente absence de réaction, elle tourna bientôt les talons et marcha d'un pas décidé vers la porte de la chambre qu'elle claqua violemment. Il resta seul face à ses doutes.

     

      

              - Il faut bien que tu comprennes, Julien. Ca n'a rien à voir avec l'incursion des salopards à motos. Ca remonte à... tu sais bien. Depuis l'autre jour. Depuis Laurent.

       Coralie s'était approchée tout contre Larcher qui leur servait un verre de whisky. Elle parlait à voix basse, difficile à saisir parfois, à la recherche des mots justes destinés à faire comprendre et peut-être partager son état d'âme. Elle donnait l'impression d'avoir longtemps réfléchi à ce qu'elle tentait de lui expliquer. Sa voix douce et raisonnable, quasiment un murmure, ne tremblait pas, n'hésitait que rarement et traduisait à la perfection le mûrissement des ses réflexions. Quand Coralie expliquait de cette manière, il était pratiquement impossible de la faire changer d'avis, de la faire renoncer, Larcher s'en doutait à défaut de le savoir réellement. Lui, il écoutait avec attention, sans l'interrompre, ne levant que rarement les yeux vers elle, tout à l'idée de bien saisir son explication, de bien comprendre ce que cela signifiait pour eux, pour leur avenir.

              - Quand je suis arrivée ici, je voyais cette maison comme une espèce de refuge et je peux bien le dire aujourd'hui, poursuivit-elle, avec l'idée de m'y installer, de nous installer ici de manière définitive. Et puis, il y a eu... Alors, tout a changé. Dans ma tête, tout a changé. Maintenant, je sais que je ne pourrai plus vivre ici, après ce qui s'est passé. Ces murs, cette maison me font horreur, tu comprends. Les premiers jours, après, je m'étais dit que cela passerait, que je finirai par m'habituer et par oublier. Mais je sais, je sens que ce n'est pas possible. Tout simplement pas possible. Il y a trop... Partout ici, je sens la mort et j'ai le pressentiment qu'en restant ici nous courons au devant du désastre. Tu as remarqué sans doute que je n'ai jamais remis les pieds dans la cuisine ? Par peur ou par dégoût, je ne sais pas et je serais bien incapable de te le dire : ce que je sais c'est que je ne peux pas, c'est tout. Et c'est pareil pour le reste de la maison même si je suis pour le moment obligé de faire avec. J'ai du mal à expliquer ce que je ressens et pourtant, crois moi, ce n'est pas un caprice ou une lubie, c'est... Est-ce que tu peux comprendre ça, hein, Julien ?

      Elle le regardait calmement et attendait sa réponse sans anxiété. Il toussota, lui tendit son verre et, s'asseyant, l'interrogea.

             - Tu partirais seule si moi je...

             - Je crois que oui. Je partirais sans toi tellement je me sens mal, à présent, ici. Je ne peux vraiment plus rester dans cette baraque. Mais, s'empressa-t-elle d'ajouter, j'en aurais énormément de peine parce que, après ce qu'on déjà fait ensemble... J'en serais vraiment désespérée. Non, il faut qu'on reste tous les deux ensembles. Il le faut. Dis, est-ce que tu me comprends ? Tu veux bien aller ailleurs ?

             - Où ?

             - N'importe où. Loin d'ici. Peut-être, on pourrait explorer un autre coin. Les maisons vides, aujourd'hui, ce n'est pas ce qui manque. Peut-être même qu'on finira par trouver un endroit plus tranquille, un meilleur abri. De toute façon, ici, on rencontrera jamais personne. Jamais personne de valable, je veux dire.

       Larcher soupira et, alors que la jeune femme allait reprendre, il l'arrêta d'un geste.

            - Ecoute-moi. Je te comprends. J'ai eu le temps de réfléchir et...

            - Vrai ? Tu comprends ? Tu ne m'en veux pas de… C’est pas un caprice, je te le jure !

            - Je te comprends. Enfin, je crois. Tu vois, j'ai réfléchi un peu à tout ça. Je suis d'accord pour qu'on tente notre chance ailleurs. Je veux dire pour qu'on essaie autre chose. Je crois qu'on devrait rentrer en contact avec les gens, tu sais, ceux des messages-radio. Je t'en ai déjà parlé. Je les ai beaucoup écouté et je suis à peu près persuadé que ce sont des normaux, des gens comme nous, quoi. Je ne sais pas comment ils se sont organisés, ni où ils sont, en France probablement, mais ça vaut le coup de chercher à en savoir plus. On peut essayer. On verra bien. Si ça nous paraît pas valable, on pourra toujours faire comme tu as dit mais quelle chance si on trouvait des gens avec qui on pourrait vivre, au moins parler, échanger des idées. Plus être seuls au milieu de ces fous et de ces crapules. Qu'est-ce que t'en penses ?

              - J'en sais rien, répondit pensivement la jeune femme. Si tu dis que ce sont des gens normaux... Mais comment on fait pour entrer en contact, pour les rejoindre ?

            - Pour les rejoindre, je sais pas. Pour entrer en contact, il n'y a qu'un moyen, c'est de se servir de l'émetteur que j'ai ramené. J'y connais rien en radio-transmission mais y avait un mode d'emploi avec le matériel et à deux on devrait bien y arriver. Il reste quand même un problème : je crois pas que ce serait raisonnable de nous lancer comme ça sur les routes, je veux dire tout de suite, sans préparation. Y a trop de risques. Mais si tu me dis...

       Coralie haussa les épaules.

           - Non, faut pas exagérer. Je peux faire un effort et attendre un peu. D'ailleurs, de savoir qu'on va quitter ce trou, je me sens un peu mieux. Evidemment que tu as raison : il faut préparer notre voyage, choisir un endroit précis mais pas par ici, hein, parce que ça suffirait pas pour...

                 - J'avais compris. Rupture la plus complète possible.

                 - Julien, je suis désolée de...

       Il s'approcha d'elle pour lui embrasser les cheveux.

            - T'as pas à être désolée. C'est aussi une idée qui me trottait par la tête. T'as été seulement la première à en parler. Allez, on mange un morceau et on essaie de mettre sur pied ce qu'on va leur dire à ces braves gens. Mais que ça ne nous empêche surtout pas de réfléchir à l'endroit où on pourrait aller si ça marche pas avec nos amis, hein ?

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  • Lundi 14 avril

      

       Coralie et Larcher passèrent la plus grande partie du dimanche à installer le matériel radio. La grande peur de Larcher était qu'il manque un des éléments nécessaires au montage de leur système de transmission - ce qui aurait repoussé leur tentative d'autant en les obligeant à repartir en exploration - mais tout semblait en ordre de ce côté-là. Certes, ils ne pourraient en être vraiment sûrs que lorsqu'ils tenteraient l'opération mais Larcher était relativement optimiste tant les explications du manuel semblaient claires et sans difficulté réelle. Leur seul véritable problème fut l'installation de l'antenne. Malgré les assurances contraires du constructeur, il avait tenu à la dresser à l'extérieur et avait passé quelques minutes difficiles sur le toit, sous les regards inquiets de la jeune femme qui le voyait déjà s'écraser dix mètres plus bas. Vers le soir, alors que le soleil, qui toute la journée avait brillé par son absence, submergeait la campagne  d'un pourpre d'une stupéfiante beauté, ils contemplèrent leur oeuvre, enfin satisfaits. Ils avaient décidé de tenter l'essai de prise de contact le lendemain après-midi, moment qui leur semblait propice par sa tranquillité. Cela leur donnait aussi quelques heures de répit pour reconsidérer éventuellement leur expérience. Ils avaient beau se répéter qu'ils ne couraient aucun danger s'ils ne révélaient pas d'éléments susceptibles d'identifier l'endroit où ils se trouvaient, ils n'en étaient pas moins anxieux de communiquer pour la première fois avec des êtres dont ils ne savaient rien, sans parler du risque toujours possible d'être écoutés - et peut-être repérés - par des oreilles hostiles.

       A deux heures précises, le lundi après-midi, les émissions des inconnus reprirent. Coralie regarda Larcher durant quelques secondes et reporta son regard sur sa main droite qui se trouvait à quelques millimètres du curseur. Grâce aux batteries heureusement encore chargées qui l'accompagnaient, l'appareil était branché et n'attendait plus que leur bon vouloir. Ils avaient décidé, pour des raisons essentiellement psychologiques - une moindre agressivité apparente - que ce serait Coralie qui ferait le premier essai. Par le haut parleur de l'engin, relayé par le petit récepteur ondes courtes, la voix de la jeune femme inconnue était étonnamment claire, comme si elle parlait de la maison voisine. Larcher avait mis en garde sa compagne contre cet effet trompeur dont il savait qu'il était propre aux radio-communications, d'autant que les ondes étaient évidemment loin d'être saturées.

              - JS et Guépard sont au SM 12 pour une R1. Je répète : SM12 pour une R1. Plusieurs DTT à l'entrée S. VX possibles. INT totale jusqu'à intervention du GAF. Je répète : VX possibles, INT totale. HF signalé au centre SM12. Possibilité. Possibilité. Référencer Willy avant demain 10 heures. Info 14/12...

       Coralie regarda son ami qui murmura : vas-y. D'un geste décidé, elle poussa le bouton et, la voix ferme, lança les premières phrases qu'ils avaient longtemps méditées et écrites sur le petit bloc qu'elle avait sous les yeux.

             - Transmetteurs fréquence 52, bonjour. Ici, Coralie qui parle et souhaite entrer en contact avec vous. Je répète : Coralie souhaiterait entrer en contact avec vous.

       L'émission inconnue s'était interrompue dès le premier mot de la jeune femme. Larcher s'approcha tout contre elle et posa sa main sur son épaule. Il lui murmura à l'oreille : je crois que ça marche. Il n'arrivait pas à s'en persuader, certain qu'il avait été qu'il leur faudrait des heures pour arriver à se faire entendre, pour régler correctement leur appareillage. Il était stupéfait de réussir du premier coup. Le silence dura une dizaine de secondes puis la voix reprit, toujours aussi calme.

           - Attention, rapports suspendus. Rapports suspendus. Interférences humaines sur contact. Ne quittez pas l'écoute.

       Larcher se demandait si cette dernière phrase s'adressait à eux ou aux auditeurs probables de l'émission. La main toujours sur l'épaule de sa compagne, il attendit mais la voix semblait s'être définitivement tue. Lui auraient-ils fait peur ? Leurs bizarres correspondants avaient-ils décidé de fuir leur présence, de rompre les ponts avant même de leur avoir permis de s'expliquer ? Après la joie immense d'avoir été entendus, Larcher sentait se profiler une intense déception. Coralie devait ressentir les mêmes inquiétudes car, se penchant à nouveau sur l'appareil, elle reprit :

                  - Ici, Coralie. Je désire entrer en contact avec vous.

               - Je vous entends, Coralie. Veuillez attendre un instant, s'il vous plait.

       Larcher ne put s'empêcher de pousser un cri de joie, un hourra de victoire, immédiatement suivi par la voix qui demanda :

                  - Il y quelqu'un avec vous, Coralie ?

                  - Oui, c'est mon ami qui...

            - Ne dites rien, Coralie, ne dites surtout rien pour le moment. Quelqu'un va vous répondre.

        L'attente dura encore une bonne dizaine de minutes puis la voix revint, toujours aussi paisible.

               - Coralie, vous êtes toujours à l'écoute ? Bien. Pouvez-vous me dire quelles sont les spécifications de votre émetteur ?

               - Heu, oui mais...

               - Cela doit être écrit quelque part au dos de votre appareil ou sur le document du constructeur si vous l'avez encore.

               - Bon, je cherche. Une seconde, s'il vous plait, heu...

               - Joy. Vous pouvez m'appeler Joy.

       Larcher s'empressa de recopier tous les symboles, lettres et chiffres qu'il put trouver sur la fiche des caractéristiques de l'émetteur qui traînait sur la table. Coralie les ânonna à sa correspondante.

             - Merci, ça suffit, Coralie. J'ai ce dont j'ai besoin. Ecoutez-moi bien. Nous allons effectuer un contact mais n'utilisez plus cette fréquence. Reportez-vous sur le canal 39 de votre appareil. Quelqu'un vous prendra en charge. A 5 heures de l'après-midi. Je répète : 17 heures, canal 39. Au revoir, Coralie, bonne chance.

     

      

       Les deux amis n'en pouvaient plus de surexcitation et d'impatience. Ils échafaudaient cent théories diverses. Coralie était à présent à peu près convaincue qu'il ne s'agissait pas de Viraux ou de quelconques loubards en quête de victimes innocentes. Elle expliqua même à Larcher qu'ils étaient peut-être entrés en contact avec un organisme officiel, ou quelque chose du genre, qui aurait survécu au désastre. Elle en arrivait à se demander si l'épidémie n'avait pas épargné une partie du pays où une certaine forme d'organisation aurait pu se maintenir. Si cela était le cas, leur cauchemar risquait de prendre fin et cette perspective si nouvelle suffisait à lui rendre un moral et une joie de vivre depuis longtemps oubliés. Restaient bien sûr beaucoup de questions sans réponses et notamment la première d'entre elle : comment faire pour rejoindre ce qui paraissait être un refuge au milieu du chaos ? C'est le cœur battant et emplis d'un espoir irraisonné qu'ils se postèrent devant leur émetteur, bien avant l'heure dite. Les inconnus furent exacts au rendez-vous. Cette fois-ci, il s'agissait d'un homme à la voix étonnamment grave, presque une voix de basse, qui leur parla.

               - Coralie, j'appelle Coralie. Etes-vous à l'écoute Coralie ?

               - Oui, ici, Coralie. Bonjour.

            - Bonjour Coralie. On m'a transmis votre appel et je dois dire que j'ai très envie de parler avec vous mais il faut d'abord que je vous mette en garde. Surtout, ne dites rien qui permette de vous identifier ou de vous retrouver. Nous avons de bonnes raisons de croire que des personnes mal intentionnées sont parfois à l'écoute. Et pas seulement des malades. Vous me comprenez bien, Coralie ?

               - Tout à fait. Tout à fait. Je peux vous demander comment vous vous appelez ? Vous comprenez, c'est plus facile pour...

              - Bien sûr. Je m'appelle Willy et je vais vous expliquer qui nous sommes. Sans détails trop précis évidemment, vous m'en excuserez. Mais d'abord, j'ai cru comprendre que vous n'étiez pas seule ?

                 - Non, j'ai mon... ami avec moi. Il s'appelle Julien. Nous ne sommes que tous les deux ici. Vous voulez lui parler maintenant ?

           - Dans un moment. Dites-moi d'abord comment est la situation chez vous. Pas trop de problèmes ?

       Coralie expliqua leur périple, les difficultés auxquelles ils avaient été confrontées, en prenant bien garde de ne pas laisser échapper un indice, un nom de lieu trop précis. Elle se rendit compte que ce n'était pas si facile. Elle conclut en expliquant que,  sans se sentir à proprement parler menacés, ils souffraient de leur isolement, d'une impression d'abandon. Plus qu'une vie, il s'agissait d'une survie, précisa-t-elle, et il leur tardait de retrouver un mode d'organisation plus collectif. Leur interlocuteur ne parut pas étonné.

               - Je comprends, Coralie. Ce que je peux vous dire, c'est que nous avons formé ici une sorte de communauté, de mini-société si vous préférez, où nous cherchons à mettre en commun certaines choses, certaines activités, surtout en ce qui concerne la sécurité. Car, hélas, vous devez le savoir, les temps sont troublés, c'est le moins qu'on puisse dire. Alors, nous essayons de nous organiser pour résister le mieux possible.

                - Et vous croyez que, nous aussi, on pourrait...

               - Sans doute, sans doute. Mais vous comprendrez qu'il nous faut être prudents. Dans notre intérêt mais aussi dans le vôtre. Ecoutez, si vous décidez de nous rejoindre, on va réfléchir au meilleur moyen de vous accueillir. On vous fera savoir comment on peut procéder pour nous rencontrer sans trop de risques. Mais, pour aujourd'hui, je crois que cela devrait suffire comme premier contact.

               - Attendez, nous aimerions bien...

            - Je sais, Coralie, vous avez beaucoup de questions à nous poser et j'aimerais pouvoir vous satisfaire mais nous sommes peut-être écoutés par des gens qui ne sont pas forcément des amis. Vous savez bien, ces bandes de salopards qui profitent de la situation actuelle pour se livrer aux pires excès. Vous avez certainement dû en rencontrer, non ? Ce ne sont pas tous des malades - ceux-là, d'ailleurs, il y en a de moins en moins - et certains des autres savent se servir d'émetteurs d'où mon souci de ne pas être trop long. Il existe des appareils de détection très au point, vous savez, et ce serait dommage de rechercher des ennuis pour rien. Saluez votre ami pour moi et on se recontacte, disons, après-demain, même heure. D'accord ?

       Larcher et Coralie passèrent le reste de la journée à évoquer cette extraordinaire conversation. De manière amusante, Coralie qui, depuis le début, avait été assez réticente, aurait souhaité précipiter les choses, quitter enfin cette maison qu'elle avait prise en grippe, même au risque d'être confrontés à des situations délicates. Larcher, à l'inverse, était plus hésitant. Il aurait voulu en savoir davantage sur cette communauté inconnue. Ils étaient en revanche d'accord sur un point : quel que soit le futur à venir, leur halte à Sainte Hippolyte touchait à sa fin et c'était tant mieux.

     

     

    Mercredi 16 avril

      

    Larcher traça un cercle sur le verre embué de la baie vitrée. Le temps qui les avait épargnés jusque là s'était brutalement dégradé et, dehors, il pleuvait à verse. De grosses gouttes tambourinaient sur le carreau et, à presque cinq heures de l'après midi, on y voyait à peine. La lumière blafarde qui tombait du ciel d'orage rappelait les pires journées d'hiver. Il souffla à nouveau sur la vitre pour compléter du doigt un dessin touffu, mélange de formes géométriques et de traits irréguliers qui cherchaient à suivre le cheminement des gouttes serpentant à l'extérieur. Enfant, face aux heures d'oisiveté et d'ennui qui parfois le rejoignaient dans sa chambre, il s'amusait ainsi à dessiner sur le verre des mondes fantastiques et des créatures absurdes, à la grande colère de la femme de ménage qui, par la suite, ne voyait là que des traces de doigts uniquement destinées à la faire enrager. Se remémorant ce souvenir oublié, Larcher effaça d'un grand geste du plat de la main les signes cabalistiques et se retourna vers Coralie. La jeune femme était sagement assise face à la grande table du living et, la tête penchée comme une couseuse des temps anciens, complétait la liste des provisions et des objets divers à emporter, réétudiée en fonction de voyages de durées différentes. Se sentant observée, elle releva la tête et lui adressa un large sourire.

              - Il va être l'heure. Pourvu que Willy n'ait pas changé d'avis. Ca me ferait du bien de rencontrer des êtres vivants, des gens raisonnables, je veux dire, lui adressa-t-elle pour la dixième fois.

       Larcher regarda sa montre alors qu'il savait parfaitement l'heure.

               - Eh bien, on y va mais auparavant je baisse les volets comme ça on pourra allumer.

       Les cadrans et diodes luminescentes de leur appareil de transmission semblaient leur sourire, fragiles relais avec une autre vie. Bien qu'ils n'aient attendu qu'elle, la voix de l'homme les fit sursauter.

               - Willy appelle Coralie. Coralie, vous m'entendez ?

           - Je vous entends remarquablement bien, Willy. Bonjour. Julien est avec moi, vous pouvez parler.

               - Bonjour mes amis. Nous avons réfléchi. Le meilleur moyen pour venir nous rejoindre est de fixer un rendez-vous intermédiaire où nous pourrons vous laisser des instructions. Pour ça, j'ai besoin de votre collaboration. Avez-vous un guide Michelin, Coralie ?

         La jeune femme se tourna vers son compagnon, interrogative. Devant sa réponse affirmative, elle s'écarta.

              - Willy, je vous passe Julien. Vous verrez avec lui.

           - J'ai un guide Michelin, reprit Julien un peu étonné, mais pourquoi vous faut-il...

            - Ecoutez-moi, Julien. Il me faut l'année de votre guide. Je vous indiquerai une page où vous trouverez le nom d'une ville. Quand vous aurez ce nom, vous n'aurez qu'à me dire quand vous pensez pouvoir y être. On vous dira comment chercher la suite. Je sais que tous ces mystères font un peu boy-scout mais c'est seulement une précaution supplémentaire. Je souhaite vous faire courir, nous faire courir, le moins de risques possibles, vous me suivez ?

            - Bon, comme vous voulez. Je n'ai qu'une édition du Michelin, Willy, c'est celle qui était dans l’endroit où nous sommes et elle date de 2007. Je sais que c’est vieux mais... je peux aller en chercher un bien plus récent dans un magasin si cela peut aider…

             - Non, vous pouvez attendre une minute…

        Coralie alluma une cigarette et se renversa en arrière sur sa chaise. Comme tout est devenu compliqué aujourd'hui, pensa-t-elle. Mais ils ne pouvaient en vouloir à leur nouvelle connaissance de prendre ce luxe de précautions. Sans d'ailleurs êtres sûrs de quoi que ce soit car n'importe quel individu hostile pouvait tout aussi bien qu'eux suivre les indications données. La voix de Willy résonna à nouveau.

               - C’est bon, on l'a, nous aussi. Voilà, on a vérifié. Vous devez regarder page 37, 12ème ligne. Bien compris ? Répétez s'il vous plait.

                  - Page 37, 12ème ligne, édition de 2007.

          - Parfait. Maintenant, on n'évoquera plus jamais ces indications, d'accord ?

                  - Oui mais...

               - Comme nous ne savons pas où vous êtes, c'est vous qui nous direz quand vous arriverez là-bas. Prenez votre temps pour bien réfléchir et comptez large. Je vous rappelle dans deux jours, même heure, pour vous donner le contact sur place. Bonsoir, mes amis, nous n'avons déjà que trop parlé.

                - Willy, s'il vous plait, pouvez-vous nous dire quand même dans quel coin du pays... Pour se faire une idée, même vague, de la route qui nous attend.

        L'homme hésita deux à trois secondes puis reprit.

               - Je pense que je peux vous dire... C'est au bord de la mer. Avec les indications du guide, vous aurez une idée plus précise. Excusez ma méfiance mais nous avons eu des problèmes à cause de la radio et... Mais, je vous raconterai quand nous nous verrons. Bonsoir. A vendredi.

       Après avoir pensivement coupé la communication, Larcher se retourna vers Coralie.

               - T'as entendu ? Le bord de mer. Quelle qu'elle soit, cette mer, ça nous fait traverser la moitié du pays. Merde, c'est bien notre veine !

               - Où il est ton guide ? répondit Coralie.

       Larcher se rua vers le 4X4 où il avait vu le guide pour la dernière fois. C'était le genre de livre qui, contrairement à ce qu'il avait pensé au tout début, gardait toute son actualité par les adresses multiples qu'on y trouvait et il l'avait inclus avec les cartes routières pour leurs voyages à venir. Il revint en brandissant l'ouvrage qu'il s'était fait un devoir de ne pas consulter sans elle. Fébrilement, ils recherchèrent la page 37. La ville était Arcachon. Ils redressèrent la tête ensemble.

              - Eh bien, murmura Coralie, c'est l'Atlantique.

     

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  • Samedi 19 avril

      

       Willy le leur avait bien précisé : le point important était de définir le plus exactement possible le jour de leur arrivée au lieu de rendez-vous. Il leur revenait donc à estimer la durée de leur voyage - à partir du moment de leur départ effectif - ce qui n'était pas une mince affaire puisqu'ils ne savaient rien de l'état des routes et des difficultés qu'ils étaient susceptibles de rencontrer. Leur interlocuteur leur avait fait comprendre qu'il tenait absolument à garder confidentiel l'endroit où vivait la communauté : ils avaient déjà eu suffisamment d'ennuis localement, affirmait-il, pour ne pas risquer d'attirer sur eux l'attention des groupes hostiles qui pullulaient à présent dans le pays. Il proposait donc de laisser des indications, ce qu'il appelait une feuille d'orientation, durant 48 heures au premier point de contact, à charge pour eux de prévenir si quoi que ce soit d'imprévu survenait. Larcher se demandait bien comment ils pourraient procéder en pareil cas : ils avaient prévu d'emmener l'émetteur avec eux, qui n'était pas si volumineux, mais sauraient-ils ou pourraient-ils le faire fonctionner en pleine campagne ? De manière très naturelle, la perspective de ce voyage était pour lui, comme pour la jeune femme, à la fois source d'angoisse et d'espoir mais, de quelque façon qu'ils envisagent le problème, ils se savaient bien obligés de s'en remettre pour une grande part à la chance.

       Ils passèrent à nouveau de longs moments penchés sur les cartes routières pour déterminer un itinéraire, forcément plus long que le précédent qui avait été pourtant fertile en imprévus. Ils choisirent une fois encore d'éviter les grandes agglomérations et d'emprunter le plus possible les autoroutes qui, si elles étaient difficiles à abandonner en cas de nécessité, avaient l'extrême avantage de se situer, sauf rares exceptions, en dehors des zones d'habitations et d'être, par leur largeur et leur tracé rectiligne, plus faciles à observer de loin. Ils avaient souhaité ne pas se presser pour mener à bien leurs estimations et prendre le temps d'étudier les moindres détails auxquels ils pouvaient penser. Deux jours au minimum, plutôt trois pour rejoindre Arcachon, avait finalement conclu Larcher. Il avait été sur le point d'ajouter "si y a pas de pépins" mais la jeune femme avait parfaitement saisi ses craintes sans qu'il ait besoin de préciser. Ils se répartirent les tâches, provisions, vêtements, préparation de la voiture, armes. Par dessus tout, ils décidèrent de se reposer au maximum, de profiter des dernières heures de tranquillité que pouvait leur offrir la maison. Ils pressentaient que les forces qu'ils pourraient emmagasiner ici leur seraient certainement nécessaires par la suite.

       Sur les conseils de Willy, il avait été convenu que ce serait à eux de le rappeler quand ils se sentiraient prêts. Le samedi, vers la fin de l'après-midi, à l'heure où ils le savaient régulièrement à l'écoute, Coralie entreprit de lancer ce qui devait être, si tout se déroulait comme prévu, une de leurs dernières communications.

              - Coralie, ici Coralie. J'appelle Willy.

              - Ici Willy. Je vous écoute Coralie.

             - Nous pensons pouvoir assurer un contact le jeudi 24 ou au plus tard le vendredi 25.

             - Parfait, Coralie. Voilà ce que vous allez faire : regardez le guide à la page que je vous ai signalée l'autre jour. A la ligne 21, il y a le nom d'un hôtel qui se trouve un peu en dehors de la ville. Un nom de trois mots, vous l'avez trouvé ?

       Coralie suivait du doigt les indications et s'arrêta sur le Chalet des Iles, deux étoiles, tout confort, salles de bains, pas de restaurant, animaux domestiques admis.

              - Je l'ai, Willy.

          - OK. Vous allez à la réception et vous y trouverez une enveloppe avec la suite des indications, c'est tout. Pas de questions ?

             - Non. Il ne nous reste plus qu'à nous y rendre. Merci pour tout. Mais, ne quittez pas encore, Willy,  Julien a quelque chose à vous demander. Je vous le passe.

           - Willy, heu, je suis assez intrigué par une chose... Voilà. J'aimerais vous demander, si vous pensez pouvoir parler sans risque évidemment, à quoi servent vos messages, vous savez, sur l'autre fréquence, celle où...

            - Bien compris, Julien. Je peux vous le dire. C'est simple. Nous avons un certain nombre d'amis avec nous qui explorent les environs. Pour éviter les ennuis, chaque fois qu'on sait quelque chose, un problème, des indésirables, ou au contraire un magasin à visiter, n'importe quoi d'intéressant, on le signale en phrases codées à tous ceux des nôtres qui sont à l'écoute. Comme vous avez pu le constater, on fait ça à heures fixes, par l'intermédiaire d'une sorte de standard qui centralise les informations.  Vous voyez qu'il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Mais vous en saurez plus quand vous serez parmi nous. A mon tour de vous poser une question : j'ai l'impression que vous allez venir d'assez loin, je me trompe ?

              - Hélas non, Willy, mais je suis sûr qu'on va y arriver.

             - Moi aussi, moi aussi. Mais soyez prudents. Nous sommes de tout cœur avec vous, vous pouvez me croire. A présent, il me reste plus qu'à vous souhaiter bonne chance. Appelez si vous avez un problème, d'accord ? Au revoir et à bientôt mes amis.

     

     

       A présent que leur décision était prise, que la date de leur départ avait été fixée, le temps leur semblait long. Passées les premières heures à préparer leurs bagages dans une sorte de fébrilité contrôlée et jamais totalement avouée l'un à l'autre, ils tournèrent plus ou moins en rond dans la maison qui donnait l'impression de pressentir leur fuite, souvent incapables de mettre à profit les heures à venir pour le repos qu'ils s'étaient promis. Alors que depuis l'épisode des motards, rien n'était venu troubler le calme de leur retraite, le dimanche après-midi, vers la fin d'une sieste des plus symboliques, Coralie crut entendre des bruits de moteurs quelque part dans la campagne. Elle se précipita à la porte intérieure du garage pour prévenir son ami qui inspectait le 4X4 et, s'emparant des jumelles toujours à portée de main sur la table du salon, elle grimpa l'escalier. Larcher, qui, tel un entomologiste face à une espèce inconnue d'arachnide, détaillait pour se rassurer le moteur de la voiture dont il aurait été bien en peine de pressentir les défaillances, la rejoignit dans la salle de jeux du premier étage.

              - Tu vois quelque chose ? demanda-t-il inquiet.

      Elle lui tendit les jumelles sans répondre. Sur la grande route qui passait à deux kilomètres de là, on pouvait effectivement apercevoir une sorte de convoi de quatre voitures, des camionnettes ou des mini-cars à ce qu'il semblait. Larcher redressa la tête.

              - Rien de bien dangereux on dirait. J'ai l'impression que ce sont des gens comme nous qui ont entrepris un petit voyage, murmura-t-il.   

              - Bien d'accord avec toi. Tu vois, c'est ça qui est affreux.

       Et comme elle le regardait l’œil interrogateur, il poursuivit :

            - Je veux dire, avant, on aurait cherché à se renseigner et, éventuellement, on aurait pu faire un bout de route avec des gens en apparence civilisés. A présent, impossible de courir un tel risque : il faut être égoïste jusqu'au bout. C'est le seul moyen de ne pas avoir de mauvaises surprises. Conclusion : on fait comme on a dit et on évite tout ce qui bouge.

       Coralie lui prit le bras et, s'accrochant presque à lui, chuchota :

              - Tu crois qu'on va y arriver ?

            - Je veux qu'on va y arriver. On n'est pas passé à travers toute cette saloperie pour craquer dans la dernière ligne droite, non ?

       Elle le regarda d'un air dubitatif.

     

     

     

    Mardi 22 avril

      

         Le pays avait changé. Depuis presque une semaine qu'il n'avait pas quitté la maison et ses environs immédiats, Larcher était capable de sentir cet imperceptible mouvement. Les arbres, les champs, la nature dans son ensemble étaient semblables à ce qu'il avait toujours connu. Presque. Tout paraissait seulement un petit peu plus sauvage, plus envahissant aussi, mais peut-être n'était-ce qu'une idée, une impression induite par les heures d'angoisse qu'il venait de vivre et qui auraient gauchi sa perception des choses. En revanche, ce dont il était sûr, c'était le bien compréhensible recul de la présence humaine. A présent que leurs occupants avaient disparu, les maisons, les routes semblaient se défaire. Ce n'était qu'une altération à peine visible, un abandon infime car il était encore trop tôt, mais on sentait qu'il ne faudrait pas si longtemps avant que tout se désagrège. Ce qui dominait pour le moment, c'était une image, oui, de souillure, de saleté. La terre des dernières pluies qui tachait le bitume, une enseigne, des piquets soufflés par le vent et qui restaient de guingois, quelques brins d'herbe déjà qui repartaient à la colonisation des pierres. Et par dessus tout cela, une poussière omniprésente, exactement comme d'un appartement, d'une maison qu'on aurait laissé dormir seuls, sans ces soins minuscules et répétés qui gardent intacts l'image de la vie. Rien de gigantesque. Pas encore de ruines véritables - cela ce serait pour plus tard - mais une apparence de vieillissement, à la fois nette et imprécise, comme une photo à peine brouillée. A présent que les misérables fourmis humaines qui ne valaient que par leur nombre et leur organisation, s'étaient enfuies, la nature revenait, imperturbable, comme après un intermède, un rôle passager. Plus que l'immobilité des paysages, à peine troublée par un oiseau, un insecte, un petit rongeur qui avait réappris très vite à s'enhardir, c'était cet émiettement, cette érosion, cette destruction lente qui apportaient l'irréfutable preuve de la mort de la civilisation. Combien de temps faudrait-il pour reconquérir tout cela ? Serait-ce seulement possible ?

       Depuis presque une heure qu'ils avaient quitté la maison, ni lui, ni elle n'avaient encore parlé. Coralie se tourna vers Larcher qui avait pris le volant et, d'une voix qu'elle voulait sereine, elle remarqua :

              - C'est drôle mais j'ai l'impression que ça se dégrade plus vite que je l'aurais pensé.

              - Les fortes pluies des derniers jours ont dû accélérer les choses. 

           - A peine un mois depuis cette catastrophe, tu te rends compte ! Et dire que je croyais tout ça immuable.

              - Y a rien d'immuable. On abandonne un moment et tout est à refaire.

           - Je pense que ça doit être moins sensible dans les villes parce que...

              - Tu plaisantes, l'interrompit-elle, c'est sûrement pire dans les villes. Plus il y a de présence humaine et plus c'est sensible. A mon avis, le seul endroit qui reste et qui restera comme avant, c'est le Sahara. Ou la montagne. Parce que là, il n'y avait rien à perdre.

       Le silence suivit sa dernière phrase. Le couple était plongé dans des pensées qui n'étaient pas excessivement gaies. Il était impossible en voyant ces paysages presque intacts et pourtant désolés de ne pas toucher réellement du doigt, avec le recul,  l'ampleur du désastre. Curieusement, Larcher pensa à la forêt amazonienne qui, elle au moins, allait pouvoir se reconstituer mais dans quel but ? Pour le bien de qui ? Cette idée étrange en pareille situation le fit sourire furtivement. En contournant Nogent-sur-Seine, ils aperçurent dans le lointain les hautes tours ventrues de la centrale nucléaire dont plus aucune fumée blanche ne s'échappait. La jeune femme fit la remarque qu'elle espérait que les centrales avaient pu être arrêtées dans de bonnes conditions par les derniers personnels les ayant abandonnées. Larcher haussa les épaules. Il était à peu près persuadé que cela avait dû être un des premiers soucis des Autorités sentant que la situation leur échappait mais, dans le cas contraire, il ne voyait vraiment pas ce qu'ils auraient pu faire. Encore une crainte absurde contre laquelle on ne pouvait rien. Ils rencontrèrent l'ancienne autoroute du Sud à la hauteur de Courtenay. Le ruban grisâtre, pour ce qu'ils pouvaient en voir, serpentait intact, à travers champs et forêts, en apparence libre de tout obstacle et, bien sûr, de toute circulation. Par le chemin des écoliers, ils se dirigèrent vers Montargis. En dehors de quelques épaves diverses, puisqu'ils évitaient le plus systématiquement possible les villages, les routes étaient bien dégagées et ils progressaient assez vite. Ils se reprenaient à espérer que leur expédition serait finalement plus aisée que prévue. La pluie se mit à tomber alors qu'ils contournaient la zone industrielle d'Amilly.

              - Eh bien, je vais peut-être t'étonner mais, pour une fois, je suis très heureux de rouler sous la pluie, s'exclama Larcher. S'il y a des gens par ici, je suis prêt à parier que par un temps pareil ils doivent se terrer chez eux.

                - Même les casseurs, tu crois ?

               - Surtout les casseurs, ma grande. Je connais ce genre de salauds. Ennemis du moindre effort, ces mecs là, tu sais.

       Ils récupérèrent la N60 peu après. En voulant éviter le premier village après Montargis, Larcher engagea son véhicule dans un petit chemin boueux qui se révéla vite être une route de ferme, en impasse. En pestant, il fit demi-tour et en profita pour confier le volant à son amie. Il s'empara immédiatement de la carte routière et jeta :

            - Allez plus que quelques kilomètres et on attrape l'autoroute au sud d'Orléans. Ca ira encore plus vite après.

       Il se replongea dans les documents éparpillés sur ses genoux et, malgré la ceinture de sécurité, faillit s'écraser le visage sur le pare-brise. La jeune femme venait de piler brutalement.

                     - Eh, qu'est-ce qui te prend ? T'es malade ou quoi ?

       Pour toute réponse, elle lui désigna de la tête l'avant de la route. Ils se trouvaient à la sortie d'un tournant assez large qui se prolongeait par une légère descente de quelques centaines de mètres. Ce que lui montrait Coralie était une bizarre construction, sur le bord droit de la route, un peu en avant de ce qui semblait être le village suivant. Un assemblage artisanal de poutres supportait des mannequins. Elle relança la voiture et ils s'approchèrent lentement de l'endroit. Ce n'étaient pas des mannequins mais d'authentiques pendus qui se balançaient lentement  au gré du vent et de la pluie. Détail particulièrement sordide, en plus de cinq cadavres pourrissants, on pouvait également voir deux chiens et un chat, pendus par le cou comme les humains.

               - Putain, mais on dirait un gibet, murmura Larcher. Mais oui, c'est un gibet. Comme au Moyen-Age ! Qu'est-ce que...

             - J'aime pas ça. J'aime pas ça du tout, lui répondit sa compagne.

       Le doigt frappant à leur vitre arrière les fit sursauter. Plusieurs hommes armés, surgis du néant, leur coupaient la retraite.

     

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  • Mardi 22 avril (Suite)

     

     

       Cinq individus se déployèrent en silence à l'arrière du Range Rover. Ils étaient lourdement armés et tous vêtus de treillis sales qui leur conféraient une allure paramilitaire ce qui était vraisemblablement le but recherché. Deux d'entre eux se détachèrent et se portèrent à la hauteur de Coralie qui ne bougeait plus. L'un des deux était une jeune femme blonde d'une trentaine d'années qui avait approximativement enfoui ses longs cheveux sous une vague casquette de laquelle la pluie qui redoublait coulait en petites rigoles. De sa main gantée de noir, elle tapota la vitre de Coralie que la jeune femme ouvrit à moitié après avoir jeté un regard peu rassuré vers Larcher.

    - On peut savoir ce qui se passe ? jeta-t-elle d'une voix qui se voulait tranquille.

    - Vous allez où, étrangers ? demanda la blonde. Elle regardait Coralie en plissant ses paupières d'un air méfiant.

    - Heu, on va à Orléans mais de quoi s'agit-t-il ? Et qu'est-ce que c'est que ce truc, là ? répondit Coralie en désignant du doigt les pendus.

    La blonde ne répondit pas et, s'aidant du marche-pied, elle se hissa pour inspecter l'intérieur de leur véhicule. Elle avait un air méchant comme si ce qu'elle voyait ne lui plaisait pas, comme si cet examen de routine ne pourrait en aucun cas la faire revenir sur l'idée qu'elle s'était faite des intrus. Larcher serrait d'une main moite la crosse de son fusil à pompe dissimulé sous ses cartes routières.

    - Et lui, c'est qui ? reprit la femme.

    - C'est mon mari mais est-ce que je pourrais savoir...

    - Vous êtes ici sur le territoire de la Commune Libre de Bellegarde, coupa la blonde en sautant d'un bond sur la chaussée.      Elle fit un pas en arrière et se campa sur la route, jambes écartées et les deux mains sur les hanches. Son compagnon avait contourné la voiture et était venu se poster près de la portière de Larcher qu'il se mit à observer d'un air totalement inexpressif. Après quelques secondes d'un silence pesant, la blonde reprit la parole en hochant faiblement la tête.

    - On n'aime pas beaucoup les étrangers par ici, observa-t-elle. On les aime même pas du tout. Elle tourna un court instant la tête vers le gibet avant de poursuivre. Et quant à ceux-là, c'est le sort qu'on réserve aux voleurs.

    - Hein ? Mais les chiens...

    - A tous les voleurs. A tous ceux qui violent nos lois. Hommes ou bêtes. Bon, est-ce que vous avez l'autorisation du Prévôt pour passer par ici ? Non, pas d'autorisation ?

    Les trois hommes qui étaient restés en retrait se rapprochèrent du 4X4. Larcher entendit les claquements des culasses qu'on armait.

    - Bon, dans ce cas, vous arrêtez votre moteur et vous descendez du véhicule. Tout de suite.

    Coralie se rendit compte que la conversation prenait un tour extrêmement déplaisant et que leur situation allait devenir très vite des plus périlleuses. Sans quitter la blonde des yeux, elle passa une vitesse et écrasa la pédale d'accélération. Surprise, la femme fit un bond en arrière. Au même moment, Larcher qui était resté extraordinairement concentré sur tout ce qui les entourait, ouvrit brutalement sa portière qui, dans la brusque embardée de la voiture, heurta violemment l'homme se trouvant près d'elle. Celui-ci fut projeté dans le fossé, vidant dans un dernier réflexe son arme vers le ciel. Coralie accéléra en direction de l'entrée du village et au dernier moment obliqua brutalement sur sa droite, dans une petite voie pierreuse et défoncée qui se terminait visiblement dans les champs. Larcher, par la portière demi-ouverte déchargea son fusil vers l'arrière. Il n'avait visé personne en particulier mais il eut la surprise de voir la tête d'un des hommes qui s'était lancé à leur poursuite en tiraillant au hasard littéralement exploser sous l'impact de sa balle, éparpillant des débris de crâne et de cervelle sur ses compagnons qui hurlèrent de rage. Au brusque virage de la voiture, il faillit en être éjecté et ne dut son salut qu'à l'accoudoir de sa portière auquel il se raccrocha par miracle. Il n'avait pas lâché son fusil.

    Au bout du chemin se tenait un pré dans lequel, malgré la pluie, du linge séchait. Sans hésiter, Coralie passa en position tous terrains et lança la voiture à pleine vitesse sur la terre détrempée. Derrière eux, la confusion était à son comble. Ils pouvaient entendre des hurlements, des détonations mais ils étaient déjà presque hors de portée. Les secousses étaient peu intenses car la jeune femme, comme si elle n'avait fait que cela toute sa vie, conduisait le 4X4 de main de maître, négociant calmement les difficultés du sol. Elle retrouva une route au bout de quelques centaines de mètres et, une fois sur le dur, emballa son moteur.

    - Ca va, ça va, tu peux lever le pied maintenant. On est loin, cria Larcher.

    Ils s'arrêtèrent trois kilomètres plus loin. Coralie coupa le contact et se coucha sur le volant, épuisée. Elle tremblait de tous ses membres. Larcher, lui aussi, sentait tout le poids de sa frayeur rétrospective. Essoufflé d'avoir si longtemps retenu sa respiration, il s'exprimait par a-coups.

    - Merde. Putain, je... les avais pas vus venir... ces cons ! Ca nous apprendra à faire attention. En tous cas, chapeau ! Fallait du culot pour démarrer comme ça !

    - C'était la trouille, tu veux dire. S'ils nous avaient fait descendre, on était foutus.

    - Je te crois. Quand même, tu nous as sans doute sauvé la vie. Certainement même. T'as vu ces connards avec leur ville libre de je ne sais pas quoi ! C'est le règne des petits chefs à présent, des califats, des milices autoproclamées ! Heureusement, ceux-là avaient pas de voitures prêtes à nous intercepter mais faudrait pas que… Non, c’est pas possible qu’il y ait ça partout !

    Il réalisa tout à coup qu'en raison de leur début de voyage plutôt plus facile que prévu, leur vigilance s'était relâchée, qu'ils s'étaient rassurés sans raison au point d'en être négligents. Leçon sans frais mais il leur fallait se reprendre, c'était indéniablement la condition primordiale de leur survie. Pour rejoindre les environs d'Orléans, ils s'astreignirent à faire un large détour afin d'éviter le village des miliciens qui devaient battre la campagne à leur recherche. Il leur en coûta plus de deux heures mais cela ne leur pesa pas.

      

     

    Peu après leur entrée sur l'autoroute quelques kilomètres après Orléans, Larcher avait tiqué. Une dizaine de voitures vides étaient immobilisées au devant d'eux et il dût une nouvelle fois slalomer. Mais l'accident réel se situait de l'autre côté où la retenue s'étalait sur plusieurs kilomètres. Il se félicita de leur chance car il aurait été très contrarié de devoir quitter si vite la voie rapide. Non pas tant en raison du temps perdu que cela signifiait que du sur-place, de la stagnation qu’ils auraient eu l'impression de vivre. Ils avaient besoin d'une avancée rapide et d'un seul tenant pour se rassurer psychologiquement. Larcher avait fait le plein du véhicule lors du départ et, puisqu’il avait pris la précaution de remplir des jerrycans d’essence bien fixés à l’arrière de la voiture, il ne pensait pas avoir besoin de revenir à une station à essence avant leur arrivée à destination. Il se demandait combien de temps ils pourraient encore pomper ainsi du carburant avant que ne s’installe une pénurie qui les renverraient tous à l’ère préindustrielle : c’était exactement le genre de réflexions qui pouvaient démolir le moral du plus optimiste et, haussant mentalement les épaules, il décida plutôt de se concentrer sur sa conduite. Ils roulèrent sans problèmes particuliers durant les soixante kilomètres suivants, comme dans les temps anciens, un jour de semaine. Les épaves étaient peu nombreuses quoique souvent abandonnées n'importe comment mais on pouvait les voir de loin. Malgré son désir d'arriver au plus vite, Larcher engagea le Range dans un parc de stationnement peu après Blois. Il sentait chez sa compagne le besoin de souffler un peu, de laisser retomber cette grande tension si éprouvante de la conduite en terre inconnue et, pour tout dire, hostile. Chargée plus particulièrement de veiller au repérage de la moindre anomalie, elle avait, échaudée qu'elle était depuis leur passage à Bellegarde, souvent alerté son compagnon sur des dangers heureusement imaginaires. Il engagea la voiture sur la voie de dégagement et aperçut immédiatement sur sa gauche une grosse limousine bleue apparemment vide dont il s'approcha à petite vitesse. La voiture avait son capot tourné vers eux et, arrivant à quelques mètres d'elle, il se rendit compte de son erreur. Le cadavre desséché d'un homme, presque un squelette, le regardait de ses yeux vides. La mâchoire aux trois-quarts décrochée du cadavre s'ouvrait sur un trou noir des plus effrayants. Frissonnant, il relança son véhicule et rejoignit la voie principale en se maudissant. Ce n'était certes pas ce pauvre diable qui présentait une quelconque menace : ils avaient certainement plus à faire à se soucier des vivants. Il jeta un regard de côté sur sa compagne qui n'avait rien perdu de cette scène macabre mais qui ne fit aucun commentaire.

    Le parc suivant était complètement vide et Larcher immobilisa le 4X4 avec un petit soupir de contentement. Descendant se dégourdir les jambes, il observa attentivement les environs. Tout était tranquille. On n'entendait que le bruit léger du vent dans les arbres et les cris des oiseaux après la pluie. Le petit bâtiment qui abritait les anciennes toilettes de l'autoroute se dressait devant lui, inoffensif. Satisfait, il chercha des yeux Coralie. La jeune femme s'était assise à même le sol, confortablement calée contre la roue avant du 4X4, et, cigarette aux lèvres, étudiait la carte routière passablement chiffonnée par les manipulations successives. Il s'approcha d'elle.

    - Bon, Cora, moi, je vais pisser un coup. Mais derrière les arbres, hein, pas dans la baraque. T'inquiète, je m'éloigne pas. Après, on peut peut-être manger un morceau, qu'est-ce que tu en penses ?

    Coralie releva les yeux, les fermant à moitié à cause de la fumée de sa cigarette, et lui sourit.

    - OK. Je dresse la table.

    Quand il revint, elle avait installé une couverture en guise de nappe et disposé quelques aliments pour le pique-nique. Drôle de pique-nique en vérité que ce repas tout contre leur automobile, les armes bien en évidence, avec les yeux aux aguets. Mais il leur fit beaucoup plus de bien qu'ils auraient pu le supposer. Coralie arrêta de mastiquer une des biscottes qu'elle avait copieusement étendue de pâté de foie pour rompre le silence qui s'était glissé entre eux depuis un petit moment.

    - Dis-donc, et pour ce soir ?

    - Quoi, ce soir ?

    - On va pas dormir à la belle étoile, non ?

    - Certainement pas. On sort de l'autoroute vers 5-6 heures, avant la nuit, et on cherche une baraque isolée, une ferme d'où on pourrait dégager rapidement en cas de besoin.

    - On n'avait pas dit un des restos de l'autoroute ?

    - Ben heu, je crois finalement que ce serait une connerie de se bloquer.

    - Donc j'avais raison quand je te disais que...

    - Tu avais raison.

    Elle hocha la tête, satisfaite, et se leva.

    - Bien. Moi aussi, j'ai besoin de m'isoler. Je te laisse ranger ?

    Larcher remballa leurs maigres affaires à l'arrière de la voiture et s'empara d'un des trois gros jerrycans d’essence qu'il y avait entreposés, protégés par un empilement de caisses, de chiffons et de vêtements divers. Après avoir fait le plein du réservoir, il rajouta de l'huile dans le carter pour se donner bonne conscience. Coralie était revenue et posa sa tête sur son épaule.

    - On pourra dire qu'on en aura vu tous les deux, murmura-t-elle.

    Sans répondre, il la serra contre lui. Le grondement d'un tonnerre lointain roula longuement sous l'enchevêtrement de nuages lourds. Un rayon de soleil furtif réussit à s'extraire de la grisaille et illumina la campagne verdoyante et toute neuve, si belle en cette saison. Dans les bras l'un de l'autre, ils vécurent intensément ce petit moment paisible, îlot minuscule de tranquillité au sein de cette hargne et de cette cruauté. Presque du bonheur.

      

     

    Larcher attendit d'être absolument certain avant de réveiller d'un geste du bras sa compagne profondément endormie. Elle se redressa d'un coup, les yeux embués.

    - Des ennuis, je crois, laissa t-il tomber, laconique, en lui désignant son rétroviseur.

    Derrière eux, d'abord microscopique, un point grossissait. La jeune femme observa l'arrière de la route une trentaine de secondes puis se retourna.

    - Qu'est-ce que c'est ?

    - Sais pas. Mais on va savoir : ça se rapproche.

    Le point se scinda en deux puis en trois motos qui s'approchèrent jusqu'à une cinquantaine de mètres derrière eux. Elles restèrent un long moment à conserver la distance. Les motards se portèrent enfin à leur hauteur. Leurs casques intégraux rendaient leurs visages totalement invisibles. Ils étaient vêtus de cuir et de jean et rappelèrent à Larcher et à Coralie des souvenirs désagréables. Les motards ne leur faisaient aucun signe, ne les regardaient même pas. Ils se contentaient de les encadrer, deux à gauche, l'autre à droite du Range qui roulait pleine voie. Larcher essaya d'accélérer, d'abord progressivement puis plus franchement, avant de ralentir mais sans plus de résultat. Leurs inquiétants compagnons, calquant leur vitesse sur celle de Larcher, se contentaient d'effectuer leur étrange escorte, patients, sans but apparent.

    - Mais qu'est-ce qu’ils nous veulent, merde, à la fin, hurla Coralie.

    - Je ne sais pas. Peut-être rien. En tous cas, il faut pas bouger tant qu'ils ne se montrent pas agressifs.

    La jeune femme s'était écrasée sur son siège comme si le fait de se rendre toute petite la dispensait de se préoccuper de l'extérieur. Larcher, l’œil rivé à la route, en apparence détaché, n'en menait pas large. Il savait trop combien la rapidité et la maniabilité de ces engins les mettaient à la merci de leurs occupants. Une dizaine de kilomètres plus loin, ils eurent l'explication de cette promenade en commun. Devant eux, d'autres motos les attendaient. Trois d'entre elles avaient été disposées en travers de la route en un barrage redoutable. En voyant arriver le cortège, un petit groupe de motards à pieds leur fit signe de s'arrêter. Coralie, blanche de terreur, les yeux hallucinés, voyait grossir l'effrayant obstacle. Sans la regarder, Larcher, dents serrées, murmura :

    - Accroche-toi. Je passe en force.

    Dès qu'ils comprirent que le 4X4  ne s'arrêterait pas, les motards enfourchèrent leurs véhicules de réserve. Larcher choisit de se déporter sur la glissière latérale qu'il tutoya dans une immense gerbe d'étincelles au moment où il heurtait la moto la plus à droite. L'engin, frappé par sa roue arrière, fut projeté en l'air et retomba loin sur la gauche dans un grand bruit de ferraille. Ils étaient passés mais c'étaient à présent six motos qui s'étaient lancées à leur poursuite.

    Dans un premier temps, renouvelant leur manœuvre du début, les motards se contentèrent de les suivre à distance, uniquement attentifs à ne pas se trouver dans le sillage immédiat de leur proie. Puis deux des engins se détachèrent dans le but évident de les doubler à pleine vitesse. Quand ils les dépassèrent, Coralie poussa un hurlement strident qui fit faire un écart à Larcher. Ce geste imprévu leur sauva certainement la vie. Ils virent une immense flamme surgir sur leur gauche. Malgré l'épaisse carrosserie, Larcher sentit le souffle chaud de l'explosion.

    - Fumiers, hurla-t-il, ils nous balancent des cocktails Molotov !

    Les deux motos de tête, assurées du succès de leur tentative, avaient commis l'erreur de ralentir. D'un mouvement de balayage, Larcher les rattrapa et les envoya l'une et l'autre dinguer sur les glissières. Il eut la satisfaction de voir du coin de l’œil un des motards voler, par dessus la barrière centrale, de l'autre côté de l'autoroute où il atterrit lourdement dans une glissade prodigieuse qui laissa un petit nuage de fumée bleue derrière elle. Larcher espérait que, malgré la protection de ses vêtements de cuir, il ne se relèverait pas avant longtemps. Quand au deuxième, il n'eut ni le temps, ni le désir de savoir ce qu'il advint de lui. Malgré la peur qui l'étreignait, il sentait un étrange sentiment l'envahir. Une partie de lui-même s'était comme détachée de sa terreur et n'aspirait plus qu'à un seul but : tuer. Détruire les représentants de ce monde absurde qu'il haïssait à présent de toutes ses forces. Les écraser comme des cafards. Ne plus subir. Passer enfin à l'action. Se venger au cours de cette lutte à mort de toutes les horreurs accumulées depuis de trop nombreux jours. Sans le vouloir, sans l'avoir consciemment prémédité, il entreprit une manœuvre paradoxale que son imprévisibilité rendait d'autant plus redoutable. Au lieu d'accélérer pour tenter d'échapper à ses poursuivants, il relâcha imperceptiblement sa pédale d'accélération. Coralie qui voyait leur véhicule ralentir hurla :

    - Mais fonce, espèce de connard, tu vois pas qu'ils vont nous rattraper ?

    Larcher ne l'écoutait pas. Subitement, il écrasa la pédale de frein du 4X4. La voiture partit en crabe dans un grand crissement de pneus et se présenta par son travers aux motos emportées par leur élan. L'une d'entre elles heurta de plein fouet la portière de Larcher et son conducteur fut projeté par dessus l’automobile qui repartait et reprenait de la vitesse. Larcher eut l'intense plaisir de sentir les roues du puissant véhicule passer sur son corps. Un simple ressaut mou, comme d'un petit animal qu'on écrase sans l'avoir vu. Il hurlait d'excitation. Il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre ce que criait Coralie.

    - A droite, là, tout de suite. Y a une sortie.

    Larcher, surpris, ne négocia qu'à la dernière seconde son virage sur la voie de dégagement. Les motards survivants, d'abord étonnés par la résistance de leur gibier, s'étaient désorganisés mais, éructant de fureur à la pensée du sort de leurs camarades, ils se regroupèrent pour aborder à leur tour la sortie. Dans le bas de la courbe très serrée de l'ouvrage d'autoroute, le 4X4 avait considérablement ralenti sa vitesse. Coralie en profita pour extraire la moitié de son corps par sa fenêtre, au mépris des lois de l'équilibre, et armée du fusil à pompe, elle visa soigneusement le premier motard qui apparaissait. Chance ou extraordinaire adresse de sa part, son projectile frappa en plein centre le réservoir de la moto qui s'embrasa d'un coup. L’œil sec, elle vit le motard, véritable torche vivante, sauter de son engin, faire deux pas, tituber et s'écrouler sur la route où il acheva de se consumer. Cette fois, les autres motards s'arrêtèrent près du corps supplicié, aux trois quarts calciné, de leur ami et, la rage au cœur, regardèrent s'éloigner leur gibier.

    Larcher roula encore deux kilomètres mais, face aux suppliques incessantes de Coralie, il arrêta la voiture sur un chemin de traverse, derrière un petit bosquet. Elle sauta du véhicule avant qu'il ne soit totalement immobilisé pour aller vomir. Larcher se sentait exténué. Ecœuré aussi par toute cette barbarie. Il avait la tête vide et resta un long moment le regard fixe, choqué. Il partit à la recherche de sa compagne qu'il trouva accroupie derrière un arbre. Elle pleurait en hoquetant, incapable de reprendre son souffle.

    - J'en ai marre. J'en peux plus. Je suis pas faite pour ça. Je peux pas. Je suis pas faite pour ça, répétait-elle au milieu de ses sanglots incontrôlables.

    Il la saisit par les épaules. Blême, lui aussi, il ne savait pas quoi dire. Il la reconduisit enfin au 4X4 où elle s'effondra dans un mutisme absolu. Revenant à sa place, Larcher s'arrêta une seconde devant le Range Rover et caressa affectueusement l'aile avant de la voiture.

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  • Mardi 22 avril (fin)

     

     

         Après avoir ralenti devant plusieurs habitations dont aucune ne lui convenait en raison de leur vulnérabilité supposée, Larcher jeta son dévolu sur une petite ferme desservie par deux chemins relativement carrossables, un peu à l'écart de la route. Avantage considérable à ses yeux, le bâtiment s'organisait autour d'une cour intérieure qui leur permettrait de dissimuler la voiture. Rendu excessivement prudent, il gara son véhicule à bonne distance afin de reconnaître les lieux. Il se tourna vers Coralie qui, depuis leur dernière halte, s'était enfoncée dans son siège et, grillant cigarette sur cigarette, fixait sans jamais lever les yeux sa partie de tableau de bord.

                - Bon. Je crois que cette baraque devrait aller pour la nuit. Je vais aller voir, déclara-t-il.

    Comme elle ne répondait pas, il resta à se tortiller derrière son volant, indécis. La jeune femme releva les yeux et l'interrogea d'une voix plutôt agressive.

                   - Eh bien, qu'est-ce que tu fous ? Tu vas voir ou non ?

    Il la regardait, toujours aussi indécis.

                 - Qu'est-ce que t'as à me reluquer comme ça ? reprit-elle. Mais si, ça va. T'as pas de souci à te faire. Puisque je te dis que ça va, qu'est-ce que tu veux de plus ? Radoucissant le ton, elle poursuivit : Fais vite quand même, c'est sinistre ici !

                   - Tu es sûre que...

               - Mais oui, je suis sûre. T'en as pas pour des heures, n'est-ce pas ? Et puis, je te promets un truc : s'il y a quoi que ce soit qui approche, je tire sans sommation, mon vieux. J'en ai soupé des surprises.

                    - Eh, fais gaffe quand même quand je vais revenir...

    Elle leva les yeux au ciel. Dès que son compagnon fut parti, Coralie se redressa et empoigna fermement le fusil à pompe dont elle vérifia soigneusement l'approvisionnement en munitions puis se mit à scruter le jour faiblissant. Elle se sentait épuisée mais parfaitement capable de monter la garde du dernier bien qui leur restait au monde. La voiture était engagée sur un petit chemin bordé d'arbres, à l'abri des éventuels regards indiscrets de la route. Il ne pleuvait plus. Enhardi par le silence, un minuscule lapin traversa le chemin, s'arrêta quelques secondes pour humer l'air, probablement désorienté par l'odeur insolite de la masse d'acier encore chaude qu'il venait de rencontrer. Coralie se surprit à sourire quand elle vit la petite bête faire un bond en l'air et disparaître, saisi d'un doute soudain sur l'absence de menace émanant de cet objet étrange. Même cet animal, pourtant si fragile, si vulnérable, est plus à l'abri que nous dans ce monde pourri, pensa-t-elle. Ah, elle est belle, l'humanité ! Au bord de la disparition et uniquement préoccupée à s'entredéchirer encore, à se détruire un peu plus. Mais cette pensée ne faisait que la renforcer davantage dans son désir de lutter jusqu'au bout. A présent, songeait-elle, il n'y a plus que moi. Et Julien, évidemment. Il n'y a plus que nous à défendre. Ne plus compter sur personne. La loi du plus fort ou du plus malin. Je le savais en quittant Paris mais je ne m'étais pas vraiment rendu compte de ce que ça voulait dire... Cette simple constatation, si banale en soi, peu à peu la dopait, développait chez elle une incroyable envie de vivre. Par n'importe quel moyen. A n'importe quel prix. La loi du plus fort. Tuer ou être tué. Pas réjouissant, évidemment, mais si logique, si simple quand on avait compris, que ça en devenait presque rassurant.

    Quand Larcher revint la chercher, elle lui décocha un sourire lumineux et ce fut un peu surpris par cet inattendu changement d'attitude qu'il murmura :

                     - Je crois que c'est bon.

                - Alors, on y va, répondit-elle, en se calant dans son fauteuil, le fusil bien en évidence sur ses genoux.

      

     

    Larcher fit deux fois le tour du bâtiment principal pour être définitivement rassuré. Il alla ensuite explorer les autres bâtiments qui n'étaient que des dépendances presque totalement vides et dissimula le 4X4 dans une vieille grange déserte. L'habitation proprement dite était elle-même abandonnée depuis longtemps, probablement depuis bien avant les événements. Son mobilier était des plus rudimentaires et se concentrait autour de quelques chaises à la paille défoncée et d'une table rectangulaire à la longueur impressionnante mais bancale. Quand il revint de son inspection extérieure, il vérifia les volets qu'ils n'avaient pas ouverts et, avec deux chaises en équilibre précaire et une partie de leurs affaires empilées, installa un curieux édifice contre la porte d'entrée. Satisfait, il se retourna vers Coralie. Elle le regardait avec un étonnement moqueur. Il crut bon de justifier ce luxe de précautions.

                - Impossible de rentrer sans faire de bruit. Et dans ce cas...

                   - Tu crois pas que tu vires à la paranoïa ?

                   - C'est toi qui me dit ça ?

    Elle haussa les épaules sans répondre et se pencha vers leur caisse à provisions avec un regard gourmand. Il était surpris de son détachement. Il pouvait lire chez son amie une détermination nouvelle qui l'intriguait, comme si leur aventure de l'après-midi avait réveillé en elle des ressources et une résistance insoupçonnées. Après ce qu'il aurait été excessif d'appeler un repas, ils se penchèrent sur leur carte routière. Ils se trouvaient dans les environs de Poitiers ce qui sous-entendait qu'il leur restait environ deux cents kilomètres pour rejoindre Bordeaux. Arcachon ne serait alors plus qu'à quelques kilomètres de là, par une voie rapide dont ils pouvaient suivre du doigt le tracé blanc sur la carte, un tracé presque aussi large que celui de l'autoroute. Une misère en temps normal. Rassurée sur leur itinéraire du lendemain, Coralie farfouilla dans la petite valise qu'elle traînait partout avec elle et, avec un soupir de plaisir, en sortit un livre. Malgré sa fatigue, elle n'avait pas envie de s'endormir tout de suite. Larcher qui avait installé son sac de couchage la regardait faire sans rien dire. Quand il fut évident qu'elle ne se coucherait pas, il ne put résister au désir de l'interroger.

                - Tu m'expliques ?

    Elle leva les yeux de son livre et resta quelques secondes interloquée.

                - T'expliquer quoi ?

              - Ben, ton attitude de maintenant. Cette nouvelle manière de voir les choses.

                - Qu'est-ce que tu veux dire ?

           - Ben, j'sais pas moi. Depuis quelques temps, t'as l'air vachement relax, indifférente. Un peu comme si tu te moquais de ce qui peut arriver...

    Elle posa son livre et vint s'asseoir à côté de lui.

               - Alors là, t'as rien compris. Je suis totalement concernée par ce qui peut se passer. J'ai tout à fait hâte d'être arrivée chez Willy mais...

                - Mais ?

              - Mais je n'ai plus peur. Je veux dire, j'ai peur, bien sûr, mais je me rends compte que ça sert à rien. Alors, je me fais une raison. J'ai passé des jours à péter de trouille, à voir des dangers un peu partout. Mais ça sert à rien, tu as pu le constater. Alors, maintenant, j'ai envie de penser à moi, à nous. En me foutant complètement des autres. Ceux qui se mettent en travers, tant pis pour eux. Je crois que pour s'en sortir, il faut tirer d'abord et discuter ensuite. C'est triste à dire mais je deviens un peu comme les autres : je veux sauver ma peau à n'importe quel prix, tu comprends ?

                   - Et ça t'es venu quand, cette idée ?

               - Après le truc avec les motards. Je me suis aperçue qu'on vivait entourés de bêtes sauvages alors...

                   - C'est pas une découverte...

                  - Evidemment non. Mais avant... J'étais pas encore dans le coup. Je veux dire... j'avais encore mes réflexes d'avant. Ah, c'est difficile à expliquer ! Tu comprends, j'ai bien cru qu'on y passerait tout à l'heure. Je me suis vue... Ca a été comme un déclic, comme un électrochoc ! Je me suis dit plus jamais ça, plus jamais subir sans rendre coup pour coup. Je ne suis pas sûre de m'en sortir mais, avant, je peux te garantir que je vendrai chèrement ma peau.

    Larcher fit une grimace de perplexité. Elle se pencha vers lui pour l'embrasser et s'allongea sur son sac de couchage, son livre posé bien à plat devant elle. Il l'observa encore quelques instants mais sa fatigue fut rapidement la plus forte.

     

     

     

    Mercredi 23 avril

      

     

         Les jours se suivent et, fort heureusement, ne se ressemblent pas, pensait Larcher. Après les deux chaudes alertes de la veille, c'est avec une appréhension certaine qu'il avait réengagé le 4X4 sur l'autoroute. Les premiers kilomètres avaient même été pour lui une angoisse intense, visible au point que Coralie lui avait proposé de prendre le volant. Il s'attendait à tout moment a voir apparaître les motos de la veille dans son rétroviseur. Celles-là ou d'autres. Mais le temps passant, il avait réussi à se détendre, à se convaincre que c'était son amie qui avait raison, qu'il ne fallait pas se perforer l'estomac avant d'être confronté aux problèmes possibles.

    Larcher passa le volant à Coralie lors du contournement d'Angoulême. La route était bonne, sans obstacle majeur, et il fut tout surpris de se retrouver si vite dans les environs de Bordeaux. Ils firent halte un peu avant l'entrée de la ville pour étudier le terrain et décidèrent de ne pas quitter l'autoroute bien qu'elle traversa la banlieue de l'agglomération. Mais les véhicules de toutes sortes étaient très nombreux au point que, voyant la situation se dégrader rapidement, ils durent quand même faire demi-tour pour s'engager dans une des sorties qu'ils venaient de dédaigner. Ils s'égarèrent dans une banlieue lugubre, quelque part du côté de Mérignac. Coralie, le visage fermé, marmonnait entre ses dents à chaque embranchement et Larcher se gardait bien de la conseiller dans le choix de son itinéraire.

    - Nom de Dieu, qu'est-ce que c'est que ce nouveau bordel ? jeta-t-elle soudain.

    Ils venaient de rejoindre une voie plus importante qui paraissait conduire vers le sud. Devant eux, en travers de la route, un énorme blindé les fixait de sa tourelle aveugle. La jeune femme arrêta la voiture. Comme rien ne bougeait, elle redémarra et s'engagea prudemment. On aurait pu se croire en plein centre d'une scène de guerre. Un peu partout, de nombreux véhicules militaires étaient immobilisés, parfois détruits ou vandalisés. Certains d'entre eux, encore intacts, avaient leurs portes entrebâillées comme si ils avaient été abandonnés en toute hâte. Plusieurs des habitations avoisinantes étaient éventrées, d'autres avaient brûlé sans que personne ne songe ou ne puisse éteindre les incendies. Ce n'était partout que désolation et ruines diverses. L'ensemble donnait une impression de la Syrie ou de Sarajevo aux pires moments de la guerre. Quelques restes disloqués de ce qui avaient été des êtres humains parsemaient encore le sol ravagé. Leur automobile zigzaguait parmi les débris sans certitude aucune de ne pas être définitivement bloquée un peu plus loin. Le visage couvert de sueur, Coralie n'était plus occupée qu'à tourner son volant ou à passer des vitesses. Fort heureusement, plus personne ne déambulait dans ces lieux dévastés.

    - Tu vois ce que je disais des villes, murmura Larcher.

    - Oh, charrie pas. Ca peut pas être partout comme ça. Quand même, je me demande ce qui a bien pu se passer par ici, lui rétorqua Coralie.

    - On le saura jamais. Et c'est tant mieux parce que, dans tous les cas, ça doit pas être marrant.

    La confusion diminuait pourtant progressivement et, avec un soupir de soulagement, ils retrouvèrent, après une dizaine de minutes, un sol plus hospitalier. Larcher avait repris la carte.

    - Je vois où on est. D'après le Michelin, le Chalet des Iles est à une quinzaine de kilomètres avant Arcachon. Tu prends tout droit au carrefour et on devrait trouver la voie rapide un peu plus loin.

    - Et je te passe le volant, conclut Coralie, car je suis vannée.

      

     

    Le fléchage était assez bien fait mais ils ne virent l'ultime panneau qu'au tout dernier moment. Larcher tourna à angle droit pour s'engager dans une petite route bitumée qui serpentait parmi les pins. Le soleil qui paraissait définitivement revenu leur faisait une escorte de lumière intense. Larcher avait baissé sa vitre pour laisser entrer un air pur et doux déjà chargé des brises de l'océan tout proche. Le parc qu'ils traversaient lentement était superbe, parsemé d'essences rares et de cactées. Il y avait des fleurs partout. Pour celui qui s'en serait préoccupé, il était facile de remarquer que la végétation avait ici été soigneusement choisie et entretenue avec amour par des connaisseurs à présent disparus. Le temps et la nature sauvage n'avaient pas encore eu le loisir d'altérer ce petit paradis. Mais ni Larcher, ni son amie ne se souciaient du tableau en sursis qu'ils parcouraient. Ils étaient uniquement préoccupés par ce qu'ils espéraient y trouver. Larcher, à présent que le contact tant attendu était tout proche, s'inquiétait. Il se demandait s'ils avaient eu raison de faire confiance aux inconnus, si tout cela n'allait pas se révéler être un piège sordide. Pour un peu, la magnificence des jardins qui les accueillait lui donnait une impression angoissante de calme trop serein, de tranquillité presque malsaine, comme de ces cadeaux empoisonnés que l'on dissimule dans des écrins à la beauté troublante pour mieux tromper et endormir la méfiance de leurs destinataires. Le Chalet des Iles se composait d’un ensemble de bungalows disséminés au sein de la végétation et Larcher, arrivé à un petit rond-point qui se subdivisait en plusieurs ramifications, hésita deux secondes avant d'engager sa voiture en direction de ce qui semblait être le bâtiment principal. Coralie ne disait rien et se contentait d'écarquiller les yeux à la recherche d'une anomalie quelconque qu'elle ne trouvait pas. Le 4X4 s'arrêta devant les trois marches d'un perron qui se prolongeait par de grandes baies vitrées dont la teinte sombre rendait impossible toute observation de l'intérieur de l'hôtel. Larcher coupa son moteur et le silence retomba. Il tourna son regard vers les jardins, vers la route, revint au bâtiment. Rien ne bougeait. Même pas un souffle de vent. Seule trace humaine, une camionnette avec le nom de l'établissement bien visible sur ses flancs stationnait un peu en retrait, sur le côté gauche, dans une petite voie en pente descendante. Elle renforçait le caractère figé de l'ensemble, rappelant à Larcher certains des tableaux surréalistes qu'il appréciait tant dans sa jeunesse. Coralie le ramena à la réalité.

    - Bon, on va pas s'éterniser ici. Moi, je trouve que c'est trop calme pour être honnête. Qui c'est qui y va ?

    - Tous les deux. On y va tous les deux, d'accord ?

    Ils sortirent rapidement du 4X4, attentifs à être le moins longtemps possible visibles pour un ennemi éventuel. Marchant rapidement vers le petit escalier, Coralie rentrait inconsciemment les épaules, tête à demi baissée, comme dans l’attente de la balle du sniper qui la visait peut-être depuis leur arrivée. C’est à la fois totalement absurde et pourtant si compréhensible, se racontait-elle. D’ailleurs, Larcher la suivait de près et ce fut seulement en haut du petit perron qu’il dirigea sa télécommande pour enclencher les sécurités de leur véhicule.

    Le hall de réception était en ordre parfait. La moquette, hormis les premiers centimètres près de la porte, était intacte, comme si le ménage venait d'être fait. Ils s'approchèrent du comptoir de réception. A l'exception d'un cendrier et d'un poste téléphonique au combiné curieusement décroché, il était vierge de tout objet. Coralie interrogea Larcher d'un regard perplexe. Passant derrière le comptoir, ils fouillèrent les tiroirs, les recoins mais, à part quelques cahiers et de vieux prospectus, ils durent se rendre à l'évidence : il n'y avait rien pour eux. Dépitée, Coralie alla s'asseoir dans un des grands fauteuils de l'entrée et sortit son paquet de cigarettes. Larcher insista encore quelques instants, alla même jusqu'à soulever la console de l'ordinateur depuis longtemps muet. Rien. Il rejoignit  la jeune femme. Au moment de s'asseoir à son tour, il se redressa tout à coup et se frappa le front du plat de la main.

    - Qu'on est cons mais qu'on est cons !

    - Pourquoi ?

    - Evidemment qu'il n'y a rien. On a dit à Willy le 24 ou le 25, non ? Donc, c'est trop tôt. On n'est que le 23. Le mec qui doit poser l'enveloppe est pas encore passé, c'est évident. CQFD.

    - Oui, tu dois avoir raison. Merde, c'est la meilleure : on a été trop vite ! Et nous qui avions si peur d'arriver trop tard... murmura-t-elle après quelques secondes de réflexion. Bon, qu'est-ce qu'on fait ? reprit-elle.

    - On va aviser. Peut-être attendre ici, je sais pas, mais, en ce qui concerne le moment présent, je te propose un petit rafraîchissement, s'exclama Larcher en désignant le bar de l'autre côté du hall.

    Quand il revint, deux verres de whisky à la main, Coralie s'était relevée et furetait à nouveau derrière le comptoir. A présent, elle enfonçait la main dans chacune des cases correspondant aux différentes chambres et bungalows. Soudain, elle poussa un hurlement de joie qui, d'abord, glaça le sang de Larcher. Triomphante, elle tenait à bout de bras une petite enveloppe jaune.

    - Tu crois que c'est ça ? interrogea Larcher.

    - Un peu que je le crois. Y a nos prénoms marqués dessus.

    Il dut en convenir. Penchés l'un contre l'autre, ils déchiffrèrent un message laconique : Saint Julien, 20 km au sud de Mimizan, bâtiment municipal, secrétariat, 2ème placard à gauche. L'écriture, en bâtarde, était régulière et l'auteur avait rajouté au bas de la petite feuille de papier pliée en quatre : meilleurs vœux. Joy.

    - Merde et merde ! jeta Larcher. Le jeu de piste continue. Commence à y en avoir marre. Il charrie un peu, le père Willy !

    - Il est prudent, c'est tout. Il nous avait d'ailleurs prévenus.

    Larcher, pris d'une inspiration subite, changea de sujet.

    - Au fait, comment t'as su qu'il fallait regarder dans les casiers ? Il avait dit sur le comptoir de réception, non ?

    - Il avait dit - et crois moi, je m'en rappelle - "vous allez à la réception" et la réception, c'est tout ça, lui répondit tranquillement Coralie en désignant d'un geste ample cette partie du hall.

    - Et l'enveloppe était dans un casier au hasard.

    - Pas au hasard. Le casier de la chambre 37. Ça te rappelle rien ?

    - La chambre 37 ? Non. Attends, si. Bien sûr, c'est le numéro de la page du guide.

    - Exact.

    - Merde, t'es géniale !

    - Non, pas tant que tu crois. J'ai compris en trouvant la lettre.

    Il leva son verre, admiratif.

    - Un tel esprit de déduction, ça se fête. A votre santé, ma chère !

    - Merci. Ensuite, on va à la voiture pour repérer exactement où est ce bled, Saint Julien, et on y fonce...

    - Hein ? Tout de suite ?

    - Il est à peine quatre heures de l'après-midi. Il faut battre le fer quand il est chaud.

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