• Vendredi 2 mai

      

       Larcher s'était laissé tomber contre le petit mur de pierre et contemplait pensivement la villa abandonnée. Il n'arrivait pas à se faire une idée : devait-il se réfugier dans la maison ou bien, après l'avoir fouillée à la recherche d'un peu d'eau, devait-il plutôt courir le risque de dormir à la belle étoile ? Les chiens pourraient peut-être le débusquer dans la forêt mais, d'un autre côté, une fois dans la villa, ne serait-il pas pris au piège si d'aventure les autres venaient à fouiller systématiquement toutes les habitations des environs ? Toutefois n'était-il pas en train de devenir paranoïaque : qu'est-ce qui lui faisait croire que ses poursuivants étaient toujours derrière lui ? Peut-être étaient-ils toujours étendus à guetter son bosquet ? En dépit de son épuisement, cette pensée le fit sourire. D'ailleurs, le soleil était encore haut dans le ciel - sa montre s'était arrêtée, le sable sans doute - et il avait une grande partie de l'après-midi pour choisir. Le plus dur à supporter, pour l'instant, c'était la soif, intense, inextinguible, qui, mêlée à la fièvre, lui obscurcissait le cerveau. Lors de sa fuite, il avait préféré se débarrasser de la bouteille de vin pour éviter un éventuel bruit de verre sur une pierre. La soif. Première chose à faire par conséquent : explorer la villa pour trouver de l'eau, un liquide quelconque. Pourtant il n'arrivait pas à se lever. Attention, se murmura t-il, ne pas se laisser aller. Ne pas laisser sa fatigue le trahir maintenant. Il lui fallait absolument se ressaisir au plus vite parce que... Il crut que le monde entier lui dégringolait sur la tête en entendant la voix toute proche, l'ordre, sec, brutal.

    - Jette ton arme, Viral ! Et lève toi lentement ! Attention, pas de mouvements brusques...

    Larcher tourna lentement la tête. A deux mètres de là, bien campé sur ses jambes, le fusil dirigé vers lui, un homme déguisé en gendarme le regardait méchamment. Il était jeune, vingt-cinq, trente ans au plus, l'uniforme sali par sa poursuite mais le képi bien droit sur le crâne. Il paraissait mal à l'aise, comme si le fait de le tenir en joue, de l'avoir rattrapé, était trop difficile à gérer pour lui. Une grimace lui déformait la bouche et on pouvait comprendre qu'au moindre mouvement un tant soi peu suspect il tirerait sans hésitation.

    - Ton fusil, je te dis. Tu le jettes au loin. Vite. Très vite. C'est ça. Bien. T'es pas encore complètement nase. Tu te lèves maintenant. Doucement. Très doucement. Et tu lèves les mains en l'air bien gentiment.

    Larcher, non sans mal, se redressa et resta immobile, le bras droit levé.

    - Les deux bras, je viens de te dire, reprit le gendarme.

    - J'peux pas lever le gauche, lui répondit Larcher. Je peux pas le bouger. Ca me fait trop mal.

    Le gendarme, compréhensif, hocha la tête et s'approcha lentement de lui.

    - Bon, je vais te fouiller, Viral. Je ne voudrais pas que tu gardes un pétard caché dans ta veste. Mais au moindre geste, pan ! T'as compris ? Eh bien, on peut dire que tu nous auras fait courir, toi, au moins. La putain de suée ! Mais te voilà bien gentil maintenant. Tout doux, hein ? On va attendre calmement les copains, n'est-ce pas ? Le Commandant aimerait te dire un mot ou deux, je crois bien.

    L'homme parlait trop. Très certainement pour cacher sa peur. Il était nerveux et palpait Larcher avec de petits gestes désordonnés, sans le quitter des yeux. Soudain, Larcher, le regard toujours levé, profita de ce que l'homme se trouvait du côté de son bras blessé pour se retourner brutalement et, hurlant de douleur sous le choc, projeta violemment son épaule gauche sur le fusil et le bras du gendarme. Paniqué, l'homme déchargea son arme dans le vide et, effectuant un pas en arrière, trébucha et tomba lourdement. Larcher qui n'attendait que cela se jeta sur lui et, de toutes ses forces, lui décocha un coup de pied en pleine tête. Il entendit les os de la colonne vertébrale craquer. Sans même réfléchir, il reprit son élan et tomba des deux pieds sur le visage de l'homme. Il hurlait de colère et de frayeur, incapable de se contrôler. Il se sentait pire qu'une bête acculée, un malstrom de rage, de frustration et de peur. A travers ses larmes, sans pouvoir s'en empêcher, il s'acharna sur la tête de son ennemi, de celui qui représentait tous ses ennemis au monde, explosant le crâne du malheureux dans un magma de sang, d'os et de matière cérébrale. Le jeune homme était mort depuis longtemps qu'il cognait encore. Il se laissa enfin tomber à côté du cadavre, épouvanté par son accès de haine, et se mit à pleurer. Voilà ce qu'il était devenu. Voilà ce qu'avait fait de lui ce monde de violence et d'ignorance. Un assassin, un tueur, une bête féroce. Bien moins qu'un Viral. Malade comme il ne l'avait jamais été, tremblant de tous ses membres, il rampa quelques mètres pour aller vomir.

    Encore secoué par des nausées, il revint près du corps et, sans oser regarder ce qu'il avait fait, cette bouillie sanglante, il reprit son fusil et s'empara des armes du pseudo-gendarme. Muni d'un véritable arsenal, il se dirigea vers la maison mais n'y entra pas. Il aurait dû chercher à prendre immédiatement la fuite car les autres n'allaient sans doute pas tarder à rappliquer, attirés par le coup de feu, mais il n'en avait tout simplement plus la force. Il choisit l'appentis, situé de l'autre côté d'une piscine depuis longtemps asséchée, parce que c'était une petite construction en dur qui lui parut plus facile à défendre en cas de nécessité. Il eut du mal à en pousser la porte de fer qui n'était heureusement pas fermée à clé et avança dans l'obscurité. Il avait un goût de cendre dans la bouche que la soif seule n'expliquait pas. Il jeta les armes dans un coin et se laissa glisser contre le mur dans l'ombre. Il entendit presque aussitôt les hurlements de rage et de douleur des autres qui venaient de découvrir le cadavre. Larcher, épuisé et écœuré, ne bougeait pas. Au fond de lui, une voix ténue lui soufflait que son immobilité était peut-être sa dernière chance. S'il se faisait tout petit, s'il se recroquevillait sur lui-même comme lorsqu'il était enfant et qu'il voulait éviter une punition qu'il savait inexorable, peut-être les autres iraient-ils plus loin, finiraient-ils par abandonner. A quoi cela leur servait-il de le pourchasser ainsi ? Tout ce qu'il demandait, c'était qu'on lui foute la paix. Pourtant il n'y croyait pas réellement. A leur place, face à ce qu'ils pensaient être un Viral ou en tous cas un dangereux criminel, il n'aurait jamais lâché prise. Tant pis, ce n'était pas lui qui avait les cartes en main. Insensiblement, il se détendit, oubliant presque son sort incertain. Il se mit à somnoler. Petit à petit, alors que la torpeur l'envahissait, il se sentait flotter. La fièvre. La peur. La honte. Il rejeta au loin pour quelques instants encore l'angoisse d'être découvert. Son esprit se mit à véhiculer des images floues qui par instants se précisaient sur un visage, un lieu mais ce n'étaient que des visions chaotiques, sans suite et sans logique. Il aperçut le visage de sa mère, depuis longtemps oubliée, et il souleva légèrement son bras valide comme pour un appel à l'aide, dérisoire et hors du temps. A d'autres moments, il reprenait pied dans la réalité et il pouvait alors entendre les bruits ininterprétables de ceux qui fouillaient les alentours à quelques mètres de lui. Sa raison lui commandait de se saisir de ses armes, pour faire face une fois de plus, mais son corps exténué ne répondait pas aux ordres contradictoires de son cerveau et il décida de se désintéresser de ce conflit sans importance. Il replongeait pour quelques minutes dans ses souvenirs reconstruits au hasard. Il crut même entendre Coralie qui l'appelait et qui lui disait que tout allait finir par s'arranger, qu'il lui fallait avoir confiance et qu'elle était là, près de lui, pour le soutenir de son affection, de son amour même. L'impression fut si intense qu'il sursauta et ouvrit les yeux dans le noir. Il mit plusieurs secondes à réaliser que ce qui avait motivé son hallucination était la voix d'une femme, à l'extérieur, qui participait aux recherches. Bien sûr que cela ne pouvait pas être Coralie. Elle était morte, Coralie, il en était certain maintenant. Assassinée par des gens semblables à ceux qui, dehors, souhaitaient sa perte. Ou même par quelqu'un comme lui car, dans le grand chambardement des valeurs de ce monde grotesque, nul ne savait plus qui était qui. Les yeux secs, il avait l'intolérable impression de ne plus rien ressentir, de se moquer de tout. Impossible de savoir depuis combien de temps il stagnait dans ce réduit glauque. Il n'entendait plus rien : peut-être les autres avaient-ils renoncé ? Il recommença à vagabonder au gré de son imagination malade. Une voix d'homme, amplifiée par un haut-parleur, le réveilla tout à coup.

    - Allez, Viral, on sait que t'es dans le cabanon. T'es encerclé par mes hommes. Tu peux pas t'en tirer. Laisse tomber à présent et finissons tout ça proprement. Tu m'entends, Viral, t'es foutu !

    Durant quelques instants, seul le silence répondit à l'homme. Larcher n'avait pas bronché. Puis la voix reprit :

    - Viral, si t'as encore assez de cervelle pour comprendre ce que je raconte, je vais te dire ce qu'on va faire. On va te flamber, mon gars. Dis, tu m'entends bien ? Te rôtir tout cru. Pas question pour moi de risquer encore la vie d'un de mes hommes pour te faire sortir. Dans deux heures, peut-être moins, des gars de chez moi vont revenir avec des grenades incendiaires et tu vas les prendre en pleine gueule. Tu mérites pas mieux.

    Encore quelques instants de silence comme si l'homme voulait laisser le temps à Larcher de bien assimiler ce qu'il venait de dire puis il reprit :

    - Viral, écoute-moi. Tu sais ce que tu devrais faire ? Tu devrais sortir tout de suite : ce serait mieux pour toi. Je te promets que tu ne sentiras rien. On fera ça proprement. Tu veux pas finir grillé, non ? Tu sais bien que...

    - J'suis pas un Viral, merde, hurla Larcher. J'suis pas un malade, moi. Tout ça, c'est de votre faute. C'est vous qui me pourchassez depuis deux jours. Je voulais seulement qu'on me foute la paix. Vous entendez, la paix ! Merde, c'est pourtant pas compliqué...

    - Mais, non, t'es pas un Viral. Bien sûr que non ! Y a qu'à voir ce que t'as fait à ce pauvre Beaumont. Mais, je vais te dire : si t'es pas malade alors c'est que t'es pire que tout. C'est que t'es la pire des ordures. Et tu sais ce qu'on leur fait aux mecs de ton espèce, hein ? On les nettoie au lance-flammes. Et c'est bien ce qui va t'arriver, tu sais. Ou tout comme. Allez, sors, va. C'est terminé pour toi.

    Larcher ne répondit rien. Il ne voyait pas ce qu'il pouvait ajouter. Jamais les autres n'accepteraient de le croire, ni de le laisser partir. Il laissa s'écouler quelques minutes puis, très lentement, il entreprit de repousser la porte de son réduit. Pour au moins apprécier sa situation et évaluer ses chances. Dès que ses ennemis s'aperçurent du mouvement, une grêle de balles s'abattit sur la porte et sur les murs de l'appentis. Aucune ne l'atteignit : la petite remise était solide. Les impacts de balles prouvaient, toutefois, que sa situation était extrêmement délicate, pour ne pas dire désespérée. Il n'avait aucun moyen de sortir sans être abattu. Il était pris au piège. Et le temps jouait contre lui puisque les autres lui avaient promis des grenades incendiaires pour très bientôt. Sur ce point, il les croyait tout à fait. Alors ? Curieusement, tandis qu'il aurait dû être terrorisé, effondré dans un coin de la pièce obscure à attendre la mort, la flamme immense qui le carboniserait, il sentait remonter en lui toute sa combativité. Plus que jamais, il avait envie de vivre. Vivre malgré tout dans ce monde de déments où seule la force primait. Dans cet arbitraire qu'il avait de tout temps détesté, haï du plus profond de lui-même. Vivre malgré les morts. Tous ces morts qu'il avait aimés, ses amis, sa famille. Vivre malgré l'avenir sombre. Malgré la conviction profonde qui l'habitait depuis tant de semaines que le monde nouveau qui se profilait serait pire, bien pire que le précédent. Qu'il faudrait des années, des siècles, peut-être, pour qu'un semblant d'organisation un tant soi-peu humaine renaisse. Pour qu'une justice, même imparfaite, s'installe. Mais vivre quand même. Seulement, pour faire encore partie de ce futur, il fallait qu'il sorte de là. Qu'est-ce qu'ils avaient dit, les salopards, déjà ? s'interrogea-t-il. Qu'il restait deux heures avant l'arrivée de leurs renforts. Peut-être moins. Insuffisant pour attendre la nuit. D'ailleurs, il était convaincu que les autres amèneraient un projecteur quelconque pour illuminer comme en plein jour la porte derrière laquelle il se terrait. Ils avaient l'air assez bien organisés pour cela. Attendre ? Evidemment, pour lancer leur saloperie dans sa pièce sans fenêtre, il faudrait d'abord qu'ils arrivent à ouvrir la porte et s'il se trouvait derrière, fusil braqué, bien sur ses gardes... Et puis quoi ? Même s'il arrivait à en descendre un ou deux dans l'action, il finirait quand même bien par les recevoir, leurs grenades incendiaires. Ou une balle quelconque. Ce qui était du pareil au même. Vraiment désespérée, sa situation. Et pourtant, il pensait encore qu'il allait s'en sortir. D'une manière ou d'une autre. Il n'était pas venu de si loin, avec tout ce qu'il avait traversé, pour finir comme un rat.

    Quand il crut entendre dans le lointain un bruit de moteur, il se décida.

    - Hé, Commandant, hurla-t-il, vous m'entendez ? Je veux vous parler.

    Tout à coup, il avait atrocement peur qu'on ne lui réponde pas, qu'ils le laissent croupir jusqu'à l'arrivée de leurs renforts. La même voix d'homme résonna :

    - Ouais ? Alors, tu t'es enfin décidé ? Je t'écoute.

    - Je vais sortir, cria Larcher. Mais je veux discuter avec vous. Je veux vous expliquer. Tout ça, c'est un malentendu. Je ne suis pas un Viral, je vous le jure. Il faut me croire. Laissez-moi vous expliquer.

    - Mais oui, mais oui, on va discuter. Mais d'abord, tu jettes tes armes bien en avant de ta porte. Et pas de conneries, hein ? Allez, tes flingues d'abord. Tous tes flingues. On sait que t'as pris le fusil et le revolver de Beaumont.

    - D'accord, je les pose devant la porte mais tirez-pas, hein ? J'ai votre promesse qu'on va discuter ?

    - D'abord les armes. Les discussions ensuite.

    Très doucement, Larcher repoussa la porte de fer dont les gonds couinèrent dans l'immobilité de la fin de l'après-midi. Quand il jugea l'espace suffisant, il jeta les fusils et le revolver. Il avait l'impression d'être tout nu, livré au bon vouloir de ses bourreaux. Pourtant, compte-tenu de sa situation, il se sentait plutôt calme.

    - Bien, reprit la voix. T'es sûr que t'as plus rien ?

    - Juré. Je vous en donne ma parole, répondit Larcher.

    - Alors tu peux sortir. Très doucement. Le plus lentement que tu peux. Avec les mains sur la tête.

    - Une seule main. Une seule. Je peux pas bouger l'autre, lança-t-il d'une voix suraiguë.

    - OK, OK. Une seule mais pas de conneries...

      Larcher se releva lentement, péniblement. Il repoussa la porte. La lumière encore forte lui fit cligner les yeux. Il resta un instant sur le seuil de l'appentis, debout, à demi dissimulé par la porte en fer. Il humait l'air marin qui lui arrivait par à-coups. Il y a longtemps, en d'autres temps, il aimait cette senteur si forte et si douce qui... Il leva son bras droit le plus haut possible et, prenant sa plus profonde inspiration, s'avança à découvert. On ne lui tira pas dessus mais pouvait-il les croire jusqu'au bout ? Il fit deux pas en avant puis, d'un seul mouvement, se jeta de côté et se mit à courir. Il n'entendit jamais les détonations.

     

     

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