• chapitre dix-neuf

    Mercredi 23 avril (suite)

     

     

       D'après la carte, Saint Julien se trouvait à environ 70 kilomètres du Chalet des Iles, vers le sud. Deux routes étaient envisageables : l'autoroute à condition de savoir la quitter assez tôt et une route côtière - en tous cas plus près de la côte - qui contournait l'étang de Biscarosse. Ni Coralie, ni Larcher n'étaient jamais venus dans la région et partir à la découverte de ce dernier itinéraire ne leur disait rien. En conséquence, ils choisirent logiquement de reprendre la voie rapide. Comme dans un rallye, Larcher avait l'impression de se trouver dans la dernière ligne droite. Il était à présent à peu près sûr que Willy et ses compagnons ne cherchaient pas à leur tendre un piège, piège qu'ils auraient eu tout le temps de refermer déjà, s'ils l'avaient voulu, au Chalet des Iles dont la tranquillité leur aurait permis de monter toutes les machinations possibles. Il avait repris le volant et conduisait nonchalamment, fenêtre ouverte, sifflotant et commentant le paysage à son amie silencieuse. A quelque distance de la sortie qu'il avait soigneusement identifiée, il se contracta soudain en apercevant un véhicule qui approchait en sens inverse. Coralie le lui désigna du doigt sans prononcer un mot. Il s'agissait d'un camion qui, arrivé à leur hauteur, leur fit un appel de phares sur la signification duquel ils se perdirent en conjectures.

    - Il voulait seulement nous dire bonjour, hasarda finalement Coralie. Il ne faut quand même pas voir des gens hostiles partout, non ?

    Larcher hocha la tête sans répondre, heureux néanmoins que le camion se fut trouvé en sens inverse de leur route.

    La petite ville de Saint Julien était évidemment déserte mais, dans les rues paisibles aux maisons bien alignées, il flottait comme un air de vacances, ce qui, étant donné la région, n'était au fond guère étonnant. Larcher arrêta le Range devant la mairie et, sans perdre une minute, le couple s'enfonça dans le bâtiment. Ils trouvèrent sans difficulté ce qui devait être dans le temps le secrétariat municipal. Il y avait effectivement deux placards à gauche de l'entrée de la pièce. S'étant avancée vers le plus éloigné, Coralie regarda Larcher puis, retenant sa respiration, elle l'ouvrit d'un coup. Il était totalement vide à l'exception d'un porte-document qui trônait en plein centre. Coralie s'en empara et le posa sur un des bureaux voisins. La serviette n'était pas très lourde. Il n'y avait à l'intérieur qu'un talkie-walkie et une feuille de papier qu'elle ne chercha pas à déchiffrer. Ils regagnèrent  leur voiture.

    La lettre était de Willy qui leur souhaitait la bienvenue et leur demandait de mettre en marche le talkie-walkie. Larcher le retourna quelques instants entre ses mains. C'était un engin plutôt volumineux, vraisemblablement d'origine militaire, qui devait porter assez loin. Les doigts un peu moites, il essaya d'obtenir un contact mais sans succès. Il insista, commença à s'énerver au point que Coralie le lui arracha presque des mains pour essayer à son tour. Elle eut la satisfaction d'entendre presque immédiatement la voix de Willy et, de façon inattendue, elle repassa sans répondre l'appareil à son ami.

    - Julien, c'est vous Julien ?

    - C'est bien Julien qui vous parle.

    - Coralie est avec vous ?

    - Je suis là, cria la jeune femme en se penchant vers le talkie.

    - Bravo, mes amis, je suis heureux de vous entendre. Vous avez fait vite.

    - Oui, mais pas sans mal. On vous racontera.

    - Bon, je pense qu'on peut parler sans crainte dans cet appareil. Voilà ce que vous allez faire.

    - On vous écoute Willy.

    - Bien. Vous allez prendre la route de Contis. C'est la départementale 41. Vous la trouverez facilement : c'est celle de la plage. Vous la prenez et, à environ 6-7 kilomètres, vous trouverez un petit chemin sur votre gauche. Vous ne pouvez pas vous tromper : il y a un panneau avec une publicité pour Volkswagen à l'angle. Vous le suivez jusqu'au bout et vous trouverez une maison en haut d'une dune. C'est là. Vous m'appelez quand vous arrivez, d'accord ? Ah, j'oubliais. C'est fermé à clé et la clé est dans... (ils entendirent un bref conciliabule)... dans la boite aux lettres. Entrez, mettez vous à l'aise et appelez-moi. Heu, en principe, il n'y a pas de risque de faire une mauvaise rencontre mais soyez quand même prudents, hein ?

    Ils n'eurent aucune difficulté à trouver le petit chemin si sablonneux et si défoncé que Larcher se sentit très heureux de piloter un 4X4. La maison, ancienne et isolée, se dressait effectivement en haut d'une petite colline qui dominait l'océan qu'on entendait, omniprésent. Larcher arrêta la voiture et regarda Coralie descendre fouiller la boite aux lettres, à l'entrée de la courte allée qui conduisait à la maison. Elle se retourna, agitant un trousseau de clés à la main, et Larcher s'empressa de la rejoindre.

     

     

    La maison était une habitation de famille, très certainement un endroit réservé jadis aux vacances. Avec un soupçon d'imagination, on se serait presque attendu à voir des enfants dévaler à toute vitesse l'escalier pour se ruer à l'extérieur, vers la plage en contre-bas, un ballon ou une serviette de bain à la main. Des cris de joie devaient résonner ici il n'y avait pas si longtemps, les aboiements d'un chien ou la voix pressante d'une mère appelant les siens pour le repas qui refroidissait. A présent, la maison était silencieuse, s'éveillant à peine de son long silence hivernal pour accueillir une fois de plus des occupants pressés de profiter de son calme et de son  dépaysement. Loin de la ville. Mais il n'y avait plus de ville et les nouveaux arrivants, pour un temps, allaient s'efforcer d'oublier là l'enfer qu'était devenu le monde extérieur. La maison le savait et on pouvait deviner qu'elle les aiderait du mieux qu'elle pourrait. Ils en firent le tour lentement pour apprendre à la connaître. Ni Coralie, ni Larcher ne parlaient beaucoup en parcourant sans se presser les pièces silencieuses, en montant l'escalier qui menait aux chambres, en regardant la mer par les fenêtres dont les volets avaient été ouverts en prévision de leur venue. Graves, ils se contentaient d'échanger quelques phrases brèves, quelques impressions fugitives, à voix basse. Ils éprouvaient une sorte de timidité face à ces murs étrangers qui avaient vu, au cours des ans, défiler des générations d'enfants qui s'étaient forgés là des souvenirs, ces murs qui avaient senti palpiter la vie d'une famille maintenant éteinte. Des drames peut-être, des moments de bonheur intense sans doute, avaient peuplé la maison et la rendait éminemment respectable. D'emblée, ils furent séduits par cette grande bâtisse si chargée d'une histoire qu'ils ne pourraient jamais partager.

    Dans la salle à manger aux meubles de bois sombre patinés par les années et salés par l'océan, une main amie avait installé un vase débordant de fleurs multicolores et ce geste simple, le premier du genre depuis bien longtemps, émut Coralie plus qu'elle ne l'aurait avoué. Un petit mot qu'ils n'avaient d'abord pas vu reposait au pied des fleurs et leur signalait la présence, dans la chambre principale du premier étage, d'un matériel de CB qui devait leur servir à communiquer plus facilement avec leurs hôtes. Ils l'avaient remarqué lors de leur passage, quelques minutes plus tôt. On avait également préparé pour eux de quoi se restaurer. Ils en profitèrent bien qu'ils n'aient pas faim, pour l'unique raison que ce petit signe de bienvenue les touchait et qu'ils ne voulaient pas le perdre. Coralie, un verre à la main, s'approcha d'une marine qui décorait le couloir d'entrée et, se penchant pour observer un détail, interrogea Larcher.

    - C'est vraiment sympa, ici, tu trouves pas ? Je pense que nous y pourrons y trouver enfin la tranquillité. Une sorte de tranquillité du moins. Tout de même, ce que je me demande, c'est pourquoi Willy ou quelqu'un d'autre ne nous y pas attendus. J'ai quand même assez envie de connaître ces gens. T'as pas envie toi ?

    Elle s'écarta du tableau et, dans la lumière de la fin de l'après-midi, ses yeux bleus brillaient d'une lueur indécise. Il s'approcha d'elle et lui caressa gentiment la joue.

    - Ben justement, il faudrait p't être lui dire, à Willy, que nous sommes bien arrivés.

    Ils se dirigèrent lentement vers la chambre du premier. C'était une pièce grande et lumineuse, peut-être la plus belle de la maison, dont les deux fenêtres qui faisaient face au lit s'ouvraient sur la plage. Ils prirent le temps d'admirer la marée montante qui détachait son vert profond sur le ciel gris. La jeune femme laissa Larcher s'installer devant l'appareillage de CB qu'il commença à manipuler. Il n'avait en fait qu'à suivre les indications portées sur un carnet disposé bien en évidence sur un des côtés de la petite table. Coralie resta près de sa fenêtre. Elle n'arrivait pas à détacher ses yeux du spectacle paisible de l'océan. Elle avait toujours été attirée par la mer, par ces eaux immenses qui roulaient depuis toujours, indifférentes. Mais, aujourd'hui, elle discernait un élément nouveau dans cette fascination. A présent que la terre était devenue folle, que l'empreinte des humains s'en effaçait peu à peu, l'océan inchangé lui indiquait par sa proximité tranquille quelque chose de plus, un sens jusque là dissimulé. Il évoquait le pressentiment du caractère immuable de la nature humiliée, cette tonalité inaltérable, ce soupçon d'éternité, qui la réconfortaient au plus profond d'elle-même. La voix de Larcher qui s'essayait dans son micro l'arracha à sa méditation rêveuse.

    Willy devait attendre leur appel car il répondit du premier coup.

    - Je suis content de vous savoir là, mes amis, leur dit-il. Tout va comme vous voulez ? La maison vous plait ?

    - C'est parfait, Willy. je crois qu'on va pouvoir se reposer ici parce que je ne vous cache pas que les deux derniers jours ont été pénibles. Vous savez, on aimerait bien vous rencontrer. Pour vous remercier de tout, bien sûr, et surtout aussi parce qu'on a hâte de vous connaître.

    La voix de Willy sortait parfaitement nette de l'appareil. Il ne devait pas être très loin.

    -  Je comprends ça. Nous aussi, ici, on a hâte de vous rencontrer mais... Il faut que je vous raconte quelque chose. Vous savez, comme je vous ai dit, nous sommes maintenant une cinquantaine de personnes. Mais au début, nous n'étions que huit ou neuf. On est venus dans la région parce qu'un de nos amis connaissait. Il avait l'habitude de passer ses vacances par ici. Quoiqu'il en soit, peut-être, trois-quatre jours après notre arrivée, nous sommes entrés en contact avec des nouveaux, des gens que nous ne connaissions pas. Un couple avec un enfant. On a rencontré la femme presque par hasard.  Elle nous a invités à venir chez eux pour faire plus ample connaissance. Comme elle paraissait assez sympathique et qu'elle et son mari désiraient rejoindre notre petit groupe, eh bien, j'y suis allé avec Alain et Marie-Claude, deux membres de notre groupe que je vous présenterai bientôt. En fait, nous avions été trop confiants. C'était un traquenard. Les gens qui nous attendaient... c'étaient certainement des Viraux. Très agressifs. Ils nous ont attaqués dès qu'ils nous ont vus, comme ça, sans raison. On s'en est tirés de justesse. Alors, depuis, nous avons décidé d'être un peu plus prudents et de laisser passer quelques jours avant de... Vous me comprenez ?

    - Bien sûr que nous comprenons. C'est horrible ce que vous racontez. Qu'est-ce qu'ils sont devenus ces gens ? Ils sont toujours dans la région ?

    - Nous sommes repassés une semaine plus tard parce que... pour voir... Mais il n'y avait plus personne. Disparus ! Volatilisés ! On n'a jamais rien su d'autre. Mais depuis cette histoire, on fait attention.

    - Je comprends.

    - Notez bien que j'ai confiance en vous, je vous l'ai déjà dit. Pas de problème là-dessus. Mais quand on a décidé d'une manière d'agir...

    - Entendu, Willy. Coralie et moi, nous comprenons. Vous nous direz seulement quand...

    - Oh, assez vite, Julien. De toute façon, on reste en contact au moyen de la CB. On pourra discuter plus tranquillement qu'avec l'émetteur et dans, disons quatre ou cinq jours, le temps de vous installer, on se donne rendez-vous pour faire définitivement connaissance, qu'est-ce que vous en dites ?

    - Parfait pour nous. Je vous passe d'ailleurs Coralie qui a un mot à vous dire.

    - Willy, je voulais vous dire, s'exclama la jeune femme, je comprends tout à fait votre prudence. On n'est pas à deux jours près. Vous savez, on vous racontera mais nous aussi nous avons eu des contacts, heu, difficiles alors... Mais c'est pas pour ça : je voulais vous remercier pour les fleurs. J'ai été très touchée...

    -  Les fleurs ? Oh, c'est Joy que vous devez remercier. Vous le ferez quand vous la verrez. Ah, excusez ma curiosité mais j'ai une chose à vous demander : finalement, vous veniez d'où ?

    - De la région de Reims.

    Ils entendirent Willy siffler de surprise.

    - Eh bé ! Ca fait une sacrée trotte. Vous avez eu de la chance de passer. Vous devez être crevés !

    - Surtout à cause de quelques mauvaises rencontres en chemin, précisa Coralie, mais maintenant ça va.

    - Faudra nous raconter tout ce que vous avez vu, hein ? reprit Willy. Mes amis, je vous laisse vous reposer. Vous savez, aujourd'hui, je suis seul au micro mais demain je vous présenterai du monde. Et n'hésitez pas à appeler si vous avez besoin de quoi que ce soit. On s'arrange pour qu'il y ait toujours quelqu'un au standard.

      

     

    Vendredi 25 avril

      

    Du pied, il écarta la carapace d'un petit crabe mort et s'amusa à soulever un enchevêtrement d'algues rejetées sur la grève par la marée nocturne. Une bouteille en plastique, cabossée et presque totalement opacifiée par son séjour dans l'eau, restait accrochée aux plantes en un ultime témoignage. L'humble objet résisterait encore longtemps, bien plus que nombre d'entreprises humaines plus conséquentes. Le soleil de midi chauffait la peau de Larcher au travers de sa chemisette légère. Il étira les bras lentement et inspecta le sol à la recherche d'un endroit pour s'asseoir. Il choisit la lisière du sable sec et laissa errer son regard sur l'océan. Les vagues battaient sagement la plage mais leurs sommets se hérissaient de pointes d'écume blanche, sans doute le reflet lointain d'une tempête au large. La mer ne doit pas être commode, dans cet endroit, en hiver, pensa-t-il.

    - Interdit de se baigner ici sans les maîtres-nageurs !

    Comme si elle avait deviné ses pensées, Coralie venait de s'asseoir près de lui. Elle était pieds nus et arborait une robe colorée, à dominante bleue. Laura Ashley, se fit-il la remarque. Il se rendait compte que c'était probablement la première fois qu'il la découvrait sans ses habituels pantalons de jean. Elle dégageait une impression de féminité troublante, très désirable. Il lui entoura les épaules de son bras gauche.

    - Très jolie robe, madame, remarqua-t-il.

    - N'est-ce pas ? lui répondit-elle. Je l'ai trouvée dans une des armoires du haut. Sa propriétaire n'en a certainement plus besoin.

    - Ca va ? interrogea-t-il au bout d'un moment.

    - Ca va. Puis, après deux à trois secondes, elle poursuivit : je suis bien contente qu'on ait fini de décharger l’auto. J'ai enfin l'impression d'être arrivée chez moi, de ne plus errer au hasard, dans l'inconnu.

    - Tu sais ce que nous a dit Pierre, hier soir ? Il a dit que, en tant que responsable du groupe pour l'installation des gens, il a choisi cette villa pour nous, affirma Larcher en désignant d'un mouvement de tête la maison, mais que si on veut, y en a plein d'autres un peu plus loin dans les terres. Et qui font aussi partie du territoire surveillé par eux.

    - Qu'est-ce que tu en penses, toi ? T'as envie d'aller ailleurs ?

    - Non, pour le moment, moi je suis bien ici.

    - Moi aussi. J'aime bien être près de la mer. C'est la première fois, tu sais. Je veux dire, la première fois que j'ai une maison si près de la plage. J'aime bien.

    Ils suivirent des yeux le vol aérien des goélands qui se poursuivaient en criant dans le ciel. Larcher se sentait enfin en paix avec le monde ou ce qu'il en restait. Il savait que rien n'était réglé, qu'ils auraient encore des moments difficiles mais, comparé à leur situation pas si ancienne de Paris, c'était le paradis ici. Et puis, il y avait les autres qu'ils ne connaissaient encore que par leurs voix mais qui lui plaisaient déjà. Il se pencha vers elle.

    - Tu penses à quoi ?

    Elle hésita avant de répondre.

    - A Laurent.

    - Il te manque ?

    - Non. Enfin pas comme tu pourrais croire. En réalité, j'avais une grande admiration pour lui. Parce que c'était quelqu'un de très brillant, de très dynamique. Il était curieux de tout. J'avais de l'estime pour lui, tu sais, même si je dois reconnaître que je ne le comprenais pas toujours. Et c'est vrai que, par moments, j'avais l'impression qu'on était plus tout à fait en phase, lui et moi, qu'on avait des vies... comment dire ?... parallèles, avec des préoccupations différentes. Mais j'avais de la tendresse pour Laurent, tu comprends. Alors, quand je pense à la manière dont tout ça a fini...

    Coralie avait baissé peu à peu la voix jusqu'à devenir inaudible pour Larcher qui était pourtant tout proche. Il serra la jeune femme plus fortement contre lui. Il revoyait le cadavre ensanglanté de l'homme dans la cuisine de Sainte Hippolyte et la fosse qu'il avait creusée dans l'obscurité, l'esprit en déroute. Il en frissonna malgré la douceur de l'air. Quand, le dernier jour, il avait sorti le 4X4 pour quitter tout ça, il avait vu Coralie fermer soigneusement sa maison à clé, dans un geste inutile qu'il avait parfaitement compris. Elle avait regardé autour d'elle pour une dernière vision de cet endroit qu'elle ne reverrait plus puis, de toutes ses forces, elle avait lancé le trousseau à travers les arbres comme pour une incantation au sort, une rupture définitive. Elle s'était alors avancée vers la voiture d'une démarche décidée mais, dédaignant la porte qu'il lui avait ouverte, elle avait fait le tour pour le rejoindre. Sans le regarder, elle avait demandé, la voix blanche : « Tu l'as mis où ? Laurent, tu l'as mis où ? ». Il l'avait conduite vers le bosquet et l'avait abandonnée à ses réflexions, à ses prières peut-être. Elle était restée seule quelques longues minutes. Ils n'en avaient plus jamais reparlé. Mais cela ne voulait pas dire, il le savait bien, que le souvenir de son mari ne la poursuivait pas. Même les moments les plus durs vécus par la suite, l'avenir si différent, ne pouvaient effacer le passé. Larcher, lui-même, s'était surpris plus d'une fois à repenser à Elisabeth qu'il retrouvait de temps à autre dans ses rêves. Il se revoyait dans cet hôpital où il l'avait abandonnée, impuissant. Cette pensée lui faisait mal et quand elle venait, toujours à l'improviste, il s'efforçait de la chasser le plus rapidement qu'il pouvait. Une fois, peu après leur départ de Sainte Hippolyte, il avait appelé Coralie du nom de son épouse. Terriblement désolé de son erreur, il avait adressé à la jeune femme un sourire affligé mais elle avait fait semblant de ne rien remarquer. Ces souffrances solitaires, autant que toutes celles passées en commun, le rapprochaient de Coralie, lui faisaient saisir combien elle était désormais proche de lui. Mais leurs souffrances, leurs peurs, leur solitude étaient finies. Tout ça était fini. Par moments, il avait du mal à s'en persuader. Ils étaient libres à nouveau. Libres de reconstruire ce qui pouvait l'être car il ne doutait pas que les gens qu'ils venaient de rejoindre allaient leur permettre de revivre. Différemment, évidemment, il y avait encore tant de problèmes... Mais, au moins, une certaine forme d'espoir était-elle revenue.

    Il se leva en époussetant son jean et, se mettant en marche vers la maison, il lança joyeusement :

    - C'est pas tout ça mais je commence à avoir faim. Tu casserais pas une petite graine ?

    Elle attrapa le sac contenant le revolver dont elle ne se séparait jamais et le suivit lentement.

     

      

     

    Dimanche 27 avril

      

     D'emblée, Willy, grand gaillard barbu d'une soixantaine d'années, aux gestes rares et précautionneux, et ses acolytes, leur furent sympathiques. Ils en avaient besoin. Ils sentaient qu'ils auraient eu du mal à surmonter une nouvelle déception. Mais ce premier contact réel fut excellent. Le groupe, comme ils se nommaient eux-mêmes, avait élu domicile dans une grande ferme que Larcher et Coralie n'avaient eu aucun mal à trouver. Son appellation - 128 - qui avait tellement intrigué Larcher, venait de la borne métrique qui se trouvait devant l'entrée. La ferme était gigantesque, avec de volumineux corps de bâtiments qui entouraient une cour centrale encombrée d'un nombre impressionnant de véhicules divers. Elle paraissait aussi bien protégée qu'un château-fort du Moyen-Age et servait de centre logistique à cet embryon d'organisation dont ils souhaitaient tant faire partie. Ils passèrent une soirée au plus près de ce qui rappelait l'ancienne civilisation si proche encore de leurs mémoires, dans une grande pièce éclairée par la lumière presque naturelle d'un groupe électrogène. Il s'y pressait une foule d'inconnus souriants, et même quelques enfants, qui voulaient tout savoir de leur périple. Ils furent entourés, questionnés, félicités. On leur tapa sur les épaules en de multiples gestes de bienvenue; on leur offrit de petits cadeaux; on leur donna à boire et à manger des aliments rares par les temps qui couraient. En bref, ils furent reçus comme des amis, les parents d'une même famille que l'on retrouverait avec délice après des aventures inimaginables, des difficultés insurmontables qu'ils auraient réussi à vaincre. Dans cette agitation affectueuse, Larcher avait un peu l'impression de se perdre. De retrouver ainsi une apparence de société, tant de visages inconnus mais si hospitaliers, le saoulait presque et, plus d'une fois, devant cette gentillesse, il eut les larmes aux yeux. Le cauchemar était fini. On ne chercha d'ailleurs pas à évoquer les moyens de surmonter les problèmes de l'heure, de relancer la machine comme disait Willy : ce serait pour plus tard. Quand ils résolurent, à contre cœur, de regagner leur maison, le jour commençait à se lever. Pour une nouvelle journée placée enfin sous des hospices différents. Epuisés par leur nuit d'amitié, devant la maison de la plage encore obscurcie, Larcher et Coralie regardèrent le soleil se lever dans les terres. Ils ne parlaient pas mais chacun savait que l'autre pensait la même chose : un monde nouveau apparaissait enfin devant eux. Ils n'étaient plus seuls. La société repartait.

     

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