• chapitre onze

    Dimanche 6 avril

     

     

         Il se tenait parfaitement immobile, statue vivante que rien ne pouvait altérer. Autour de lui, la vie s'était organisée à nouveau. Les petits animaux avaient repris leur activité. Les oiseaux réoccupaient le bosquet derrière lequel il guettait. Un écureuil, après bien des tergiversations, s'était décidé à emprunter son chemin habituel qui frôlait les chaussures boueuses. Arrivé à leur hauteur, la petite bête avait accéléré comme si elle craignait que l'être étrange qu'elle côtoyait de si près cherche à la saisir mais elle n'avait rien à redouter. Il restait parfaitement immobile. La pluie qui s'était mise à tomber quelques minutes plus tôt dégoulinait de son étrange chapeau qui rappelait, en plus informe,  les Bobs des marins américains que certaines mères obligent leurs gamins à porter sur la plage pour les protéger du soleil. L'eau ruisselait dans son cou, sur ses vêtements usés et sales, sur l'arête de son nez à l'extrémité duquel, goutte à goutte, elle se lançait dans le vide. Il s'en moquait totalement comme il se moquait du froid qu'il avait décidé de ne pas ressentir. A l'exception de quelques brefs battements de paupières, pas un mouvement ne l'animait. Même sa respiration n'était pas perceptible. Et pourtant, intérieurement, une vie puissante, farouche, l'habitait. Il sentait toute cette vie qui bouillonnait en lui, comme si elle voulait sortir à toute force, comme si ce trop-plein si longtemps contenu allait jaillir au grand jour, allait le faire exploser comme une bombe vivante. Des frémissements le parcouraient, des démangeaisons multiples l'agaçaient mais, lui, s'astreignait à ce que toute cette agitation reste confinée au plus profond de son être, ignorée de tous. Il s'admirait pour cette volonté immense, se félicitait de ce qu'il puisse résister à tant de pression, s'émerveillait de pouvoir rester ainsi concentré sur la seule chose qui avait de l'importance et à laquelle il devait tout sacrifier : sa mission.

         Dans ce cadavre debout, un seul élément traduisait le fait qu'on avait bien affaire à quelqu'un de tout à fait vivant : ses yeux. Brillant sur le fond blafard de son visage mangé de barbe, ils étaient le seul point de son corps qui trahissait son intense fièvre intérieure. Exaltés, hallucinés par la haine, ses yeux ne quittaient pas un instant la maison qui se dressait, paisible, à quelques mètres. Ils scrutaient chaque détail, chaque coin de pierre, chaque goutte d'eau qui serpentait sur les vitres, comme pour s'en imprégner, comme pour faire corps avec la matière.

         Parfois, la vision d'une silhouette floue et vite disparue à travers les baies vitrées lui faisait sourdre un grognement aussitôt réprimé, les grognements avortés d'un animal sauvage attentif à ne pas se livrer encore. Il attendait son heure, le moment où, tel un oiseau de proie, brutal et impitoyable, il pourrait se lancer à l'assaut de ses ennemis, ces ennemis haïs au point que la seule idée de leur existence manquait chaque fois le faire défaillir. C'était cette haine absolue qui le portait au-delà de son corps, qui faisait de lui ce monstre de patience imperturbable. C'était ce désir de vengeance avide et inhumain qui occupait chaque parcelle de son être, chaque seconde de son temps. Sans varier sa position d'un millimètre, sans même que le moindre muscle de sa figure ne tressaille, il entendit le claquement sec du cliquet que l'on désarmait et il regarda le volet descendre lentement. Longtemps, il continua à fixer la façade de la maison aveugle puis, arrachant difficilement ses chaussures à la glaise qui les enserrait, il fit demi-tour et s'éloigna à couvert, d'une démarche pesante et magnétique, en direction de sa cabane misérable, de l'autre côté de la route. Les heures qui allaient venir seraient douces pour lui puisqu'elles lui permettraient de se délecter, par une anticipation méchante et savoureuse, de l'instant sublime qu'il espérait de toute son âme.

      

     

              - Ca y est, Bon Dieu, ça y est !

         Coralie releva les yeux vers Larcher qui s'était dressé d'un bond. Elle retira calmement le casque de son lecteur MP3. Du récepteur ondes courtes que brandissait son ami sortait, presque inaudible, une voix indéniablement humaine qui s'exprimait dans une langue inconnue.

           - T'entends, Coralie, t'entends ? hurlait-il, au comble de l'excitation.

               - C'est quoi au juste ? De l'allemand ?

              - De l'allemand ou du hollandais, je sais pas vraiment. Mais ce qui compte, c'est qu'il y a quelqu'un qui parle, quelqu'un de vivant, ma vieille !

              - Quelqu'un de vivant, tu parles d'une nouvelle ! Avec tous les Viraux qui se baladent dans le pays...

             - Jamais des Viraux s'amuseraient à lancer des messages par radio, voyons.

               - Ah oui, et pourquoi pas ? Et qui te dis que ce sont pas des Viraux, ou bien des loubards, en train de préparer une saloperie ?

             - Ça a pas l'air de te faire plaisir de savoir qu'il y a des gens qui sont peut-être en train de s'organiser, qui sont peut-être à...

             - Je dis qu'il ne faut surtout pas s'emballer, le coupa-t-elle. D'ailleurs, on comprend rien de ce qu'ils disent, tu le remarquais toi-même il y a une minute.

              - Non, bien sûr mais tout de même...

         Son air déçu, comme celui d'un enfant qui aurait rapporté chez lui un bon carnet de notes que ses parents auraient posé de côté pour parler d'autre chose, la fit sourire. Elle avait un peu honte de tempérer ainsi son enthousiasme mais l'irruption des voix inconnues dans l'univers tranquille qu'elle venait à peine de réintégrer, en lui rappelant par leur simple existence les dangers extérieurs, l'effrayait plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Elle se pencha vers lui et lui effleura la joue de sa main tendue.

            - Là, là. Allons Julien, bien sûr que ça me fait plaisir de savoir qu'il y a des gens qui cherchent à communiquer. Mais ce que je veux dire, c'est qu'il faut être prudent, terriblement prudent. On en sort à peine. Il faut prendre son temps. J'ai été trop déprimée par... J'ai besoin de me refaire une santé, tu comprends ? Pour le moment, c'est de ça dont j'ai besoin. Oublier un peu, quoi.

         Elle se leva, se serra contre lui et, le forçant à se rasseoir, s'installa sur ses genoux. Larcher l'embrassa doucement en lui caressant les cheveux,  avant de reprendre :

              - Je comprends ce que tu ressens. Et il n'est pas question de bouger d'ici avant un grand moment, on en a assez discuté. Mais ça n'empêche pas de se tenir au courant. Ce que je veux dire, c'est que si on capte des gens en allemand, un jour ou l'autre, on en aura d'autres en français. Et qui pourront nous dire ce qu'ils font, ce qu'ils savent, je sais pas, moi. Plein de trucs qui pourront nous servir. Tu crois pas ?

         Pensive, elle hocha la tête.

             - La prochaine fois qu'on ira faire les courses, continua Larcher, en plus de l'électrogène, j'essaierai de trouver un émetteur. Comme ça, s'il y a quelqu'un qui écoute, on pourra discuter. Évidemment, avec un PC et Internet, ce serait sûrement plus facile mais…

         Elle se redressa, piquée par une idée soudaine.

              - Parce que tu comptes parler avec des mecs que tu connais pas ? Et leur dire où on est, pendant que tu y es ?

              - Mais pas du tout. Absolument pas. Dis, tu me prends pour un abruti ou quoi ? Je veux seulement être au courant de ce qui se passe, c'est tout. Mais pas question de donner le moindre renseignement.

               - Tu le jures ?

               - Je te le jure. De toute façon, on est tous les deux dans la même galère, non ? Et je ferai jamais rien sans t'en parler et sans qu'on en discute d'abord, tu le sais bien. Dis, tu me crois, au moins ?

         Elle se leva et s'approcha de la cheminée pour rajouter une bûche. En l’absence de réponse, Larcher était reparti dans la manipulation de son récepteur. Elle observa durant plusieurs minutes les langues de feu qui réapparaissaient progressivement puis se retourna vers lui.

              - Julien ?

              - ­Oui ?

              - J'ai besoin de temps, tu sais.

         Il l'observa en silence quelques secondes avant de répondre.

              - Moi aussi, Coralie, moi aussi, j'ai besoin de temps.

     

       

         Coralie marchait à pas lents dans la douceur du matin. Elle s'arrêta, plissant les yeux à demi en raison du soleil qui la taquinait, et jeta un regard circulaire sur le parc. C'est ici, murmura-t-elle pour elle même, c'est ici qu'il faut planter. Des quatre côtés de la maison, c'était celui-ci qui convenait. Elle n'avait pas réellement le choix. Impossible d'envisager la partie avant de la maison car trop exposée, trop visible de la route. Le côté gauche était envahi par les arbres qui s'implantaient pour certains jusqu'à moins de deux mètres du mur, leurs branches les plus hardies venant presque toucher la pierre. La partie arrière, la plus vaste, était occupée en son centre par la piscine qui multipliait les distances. Et puis, ce serait trop triste de passer dix fois par jour devant ce grand trou sinistre, témoin de la mort d'une partie de la maison. Elle avait bien songé à la combler mais, au delà du fait que le travail serait probablement titanesque, un reste de respect pour les temps anciens, pour ses souvenirs, la retenait de détruire cet endroit qu'elle avait tant apprécié. Au point de n'y aller à présent que le moins souvent possible. Non, conclut-elle, c'est ici. Elle tâta du pied le gazon et imagina les légumes, les fruits qu'elle ferait pousser sur cette terre riche. Il faudra du travail, des soins, du temps, beaucoup de temps. Mais la joie immense de manger autre chose que les sempiternelles conserves, les sachets deshydratés et autres plats préparés qui, d'ailleurs, allaient bien finir par se périmer, lui arracha un long sourire, presque enfantin. Elle croisa les bras, pencha légèrement la tête et resta immobile de longues minutes face à son potager imaginaire.

         Les yeux n'avaient pas quitté un seul instant la jeune femme depuis qu'elle était apparue sur le seuil de la maison. Placés en retrait à l'angle du parc, à l'endroit où les arbres et les buissons de cette partie de la propriété rejoignaient le petit bois extérieur avec lequel ils se continuaient, les yeux n'avaient pas perdu un seul fragment de sa rêveuse promenade. Ils paraissaient englués à son image, reliés à la jeune femme par un pont invisible et pourtant presque palpable de haine absolue. Quand ils virent son sourire, un frémissement imperceptible parcourut l'ensemble du corps immobile. Des muscles, des tendons se nouèrent, des artères se mirent à battre, tout un lacis d'organes se prépara à l'assaut. Cela ne dura qu'un instant infinitésimal, le temps que, par un effort démentiel, le cerveau reprenne le contrôle de l'ensemble et réfrène cette pulsion de rage. Pas encore. Pas maintenant.

         La porte de la maison s'ouvrit. Larcher avança de quelques pas et repéra sur sa gauche l'ombre de celle qu'il cherchait.

              - Alors, on a son petit moment de nostalgie ? susurra-t-il en la rejoignant et en l'attirant contre lui.

         Se libérant doucement, elle embrassa d'un mouvement de son bras droit la pelouse et lui expliqua ses projets. Il écouta avec attention, heureux de la voir si animée, si détendue. En revenant à pas lents vers la maison, d'un geste machinal, il effleura le revolver à sa ceinture. Coralie qui avait remarqué le mouvement lui saisit le bras.

              - Impossible de croire dans tout ce calme, dans toute cette tranquillité, les horreurs et les saloperies que... Peut-être qu'il y a ailleurs des gens comme nous qui attendent... qui s'efforcent de vivre encore...

              - Sûrement. Sûrement. J'en ai la preuve. C'est pour ça que je te cherchais. Je voulais te dire... Voilà. J'ai capté des gens qui parlent en français.

      Coralie s'arrêta et ses yeux bleus, sérieux soudain, accrochèrent le regard de Larcher.

                - Raconte.

              - En tripotant le poste, j'ai entendu une voix en français. Tu parles d'un choc ! Après je l'ai perdue mais...

                - Et ils racontaient quoi?

               - Pas facile à dire. La fille - c'était une fille - parlait dans une espèce de code.

                - Un code ? Comment ça un code ?

             - Ben, tu vois, un peu comme les flics américains, tu sais, quand ils sont en patrouille...

                - Non, je sais pas.

             - Oh, ben ils disent des chiffres, tu vois. Tel crime, telle agression, c'est tel chiffre. Ce genre là, quoi.

                - Ils parlent par chiffres ?

             - Pas complètement. Par exemple, j'ai entendu un truc du genre : au 422, BS 2 a rencontré un 14.

              - Mais c'est complètement dingue, ça. Ce sont des malades, mon vieux. Ce sont sûrement des Viraux, non ?

           - Au début, j'ai réagi comme toi et puis, j'ai pensé... Réfléchis : si tu veux parler avec quelqu'un mais que tu es pas sûr de pas être écouté... Tu comprends, pour pas se trahir, pour pas dire qui tu es et ce que tu fais à n'importe qui, c'est un bon moyen...

               - Hmm. Ca me paraît bizarre. T'es sûr que ce sont pas des Viraux ?

                - Des Viraux mais dans quel but ? Pour quoi faire ?

                - Ça... Avec des malades, on peut jamais savoir...

               - En réalité, j'en sais rien. Faut continuer à écouter. Peut-être qu'ils en diront plus. En tous cas, des Viraux finiraient sûrement par se trahir, par finir par craquer, non ? Bon, j'ai laissé le truc en marche, tu viens écouter ? S'ils sont encore là, bien sûr.

                - Là, je dois dire que je serais curieuse d'entendre ça !

         Les yeux les regardèrent entrer. De les voir bavarder de loin si amicalement, de les savoir si proches l'un de l'autre, si complices, la colère et la haine de l'être s'étaient encore accrues si cela était possible. Il avait de plus en plus de mal à se contenir. Il fallait que le moment vienne. Vite. Très vite.

     

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