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chapitre treize
Lundi 7 avril (suite)
Après avoir entré le 4X4 dans le garage et abaissé la porte coulissante, Larcher resta quelques instants devant l'entrée de la maison à contempler le jardin. Tout était si calme. Même en temps ordinaire l'endroit lui aurait plu. Hormis l'électrogène - auquel il tenait - qui nécessiterait une sortie complémentaire, il était bien décidé à profiter de la villa, du repos qu'ils pourraient y trouver. Attendre. Ne pas se presser. Voir comment les choses allaient évoluer. Guetter ici, dans ce qui était plus qu'un refuge, l'éventuelle réapparition d'une vie collective. Il n'y croyait plus guère après toutes ces journées d'incertitude mais enfin, si cela devait se produire, probablement pas avant longtemps, ils seraient prêts à rejoindre l'organisation nouvelle, prêts, malgré tout, à recommencer quelque chose. Et si rien ne devait arriver, ils finiraient leurs jours par ici. L'endroit en valait bien un autre. Plutôt plus même. Tout ne serait sans doute pas facile mais cela valait le coup d'être tenté. Il soupira. Allons, ce n'est pas fini puisque me voilà à reparler d'avenir, pensa-t-il. Après un dernier regard sur les arbres, sur la pelouse qui avait bien besoin de soins, il se retourna vers la maison silencieuse. Coralie ne l'avait pas entendu venir. Il cria son nom pour ne pas la surprendre. Aucune réponse. Intrigué, il s'approcha de la porte. Elle n'était pas fermée et aucune alarme ne se déclencha quand il la poussa. Sa curiosité se transforma en malaise. Il se saisit de son revolver et du fusil. Il poussa la porte du pied. Il vit immédiatement le désordre, la table, les chaises renversées dans le living. Dans le couloir, des traînées de sang, et dans la cuisine, le cadavre d'un homme allongé sur le dos. Il ne pouvait pas bien voir son visage à cause de son chapeau profondément enfoncé mais sa poitrine n'était plus qu'une plaie, une mare sanglante. Il se pencha avec précaution, les yeux en alerte. L'homme était encore chaud. Que s'était-il passé ? Pourquoi Coralie l'avait-elle laissé entrer ? Fou d'inquiétude, il se précipita à sa recherche. A la manière d'un policier de cinéma, il s'arrêtait à chaque recoin, observait, écoutait puis, lançant son arme en avant, il bondissait un peu plus loin. Personne. Renonçant à toute prudence, il se mit à appeler, sans obtenir la moindre réponse. Il retenait avec difficulté une envie de pleurer. C'était donc arrivé ! Ce qu'il avait tant redouté et à un moment où il ne s'y attendait plus ! Pourquoi mais pourquoi avait-il fallu qu'ils se séparent ? se répétait-il sans arrêt. Devant l'escalier, il hésita une seconde. D'abord soulagé de ne pas avoir trouvé le corps de la jeune femme, voilà que l'escalier lui rappelait qu'il n'avait pas tout visité et, passé la première surprise, il avait à présent la terreur de ce qu'il pourrait rencontrer. Il monta les marches silencieusement. Il eut tout d'abord l'impression que, comme au rez-de-chaussée, il n'y avait personne quand il aperçut une vague silhouette, recroquevillée dans la pénombre, dans l'extrême fond de la dernière pièce. Il s'avança vers elle. C'était bien Coralie. Vivante. Mais quand elle vit son mouvement, elle se renfonça contre le mur et d'une voix étranglée, elle hurla :
- Non !
Il s'arrêta, indécis.
- Mais, Coralie, c'est moi, Julien. Dis-moi ce qui s'est passé. J'ai eu si peur, tu sais... Dis-moi.
- Non !
Son cri l'arrêta une fois encore. Il devinait ses yeux, immenses, qui semblaient le regarder sans le reconnaître. Il resta un moment sans bouger puis s'assit à même le sol, sans la quitter du regard.
- Coralie, tu vas me...
- Non !
Le silence les enveloppait. Il pouvait entendre sa respiration irrégulière, ses sanglots retenus. Il comprenait qu'elle avait été traumatisée, qu'elle avait vécu des minutes terribles. Il attendit. Elle ne bougeait pas. Finalement, il se décida à réessayer une approche et reprit son avance en murmurant des mots de réconfort. Le même cri l'arrêta.
- Non !
Mais cette fois, elle avait levé vers lui une petite hache, d'une main qui ne tremblait pas. Épouvanté, il fit trois pas en arrière et sur le seuil de la pièce s'arrêta. Il ne voyait d'elle qu'une ombre indistincte et cette hache qui se détachait sur le faible jour des persiennes baissées. L'esprit en déroute, il fit demi-tour et redescendit. Dans le salon, il redressa les meubles, s'assit sur le bord du canapé sans lâcher ses armes. Il entendait dehors le pépiement des oiseaux et le vent léger dans les arbres. Il frissonnait de peur. Il se releva tout à coup pour clore la porte et brancher les alarmes puis il resta un long moment immobile en bas de l'escalier. En haut, le silence était total. Il revint s'asseoir. Il ne savait pas quoi faire.
Larcher releva la tête : d'abord se débarrasser de tout ça, de toute cette merde. Cela lui prit deux heures. Il traîna le corps à l'extérieur et l'abandonna sous un arbre, près de la maison, après avoir retourné ses poches qui étaient vides à l'exception d'un vieux rouleau de ficelle, de deux clés qui expliquaient au moins comment il avait pu s'introduire dans la villa et d'une photo jaunie et froissée qu'il examina longtemps. On y devinait une Coralie plus jeune, sur une plage, qui riait à un inconnu, peut-être son mari. Il comprit que la visite inattendue ne devait rien au hasard : l'homme dont il venait de traîner le cadavre connaissait les Dabrowski. Pour le reste, il devrait attendre les explications de la jeune femme. Si elle devait jamais les lui fournir. Il tira un grand seau d'eau au puits et, à l'aide de produits d'entretien qui se trouvaient sur place, il s'efforça de faire disparaître du mieux possible les traces du drame. Cette plongée dans l'action lui fit oublier durant un petit moment son angoisse. Il retourna ensuite à l'étage. Coralie avait fermé la porte de la chambre à clé et ne répondit pas à ses tentatives pour renouer le contact. Déprimé, il se remit à attendre dans le salon. Il renonça à manipuler son récepteur dont l'intérêt ne lui apparaissait plus, joua quelques instants avec son ordinateur d'échecs mais, n'arrivant pas à se concentrer, il l'abandonna bientôt. Il se résolut à laisser sa compagne à sa folie. Si elle devait un jour en sortir, ce serait à l'évidence à la condition qu'il se fasse oublier, qu'il lui laisse du temps.
Le jour faiblissant, il alluma une lampe à gaz. La lumière dispensée était sinistre et lui rappelait à chaque instant la précarité de leur situation. Alors, pris d'une bouffée d'inquiétude soudaine, il ressortit pour enterrer le corps de l'agresseur, de celui qui avait brisé le fragile équilibre qu'ils s'étaient, vaille que vaille, efforcés de reconstituer. Le crépuscule était tombé mais la nuit claire dispensait une luminosité suffisante pour qu'à l'aide d'une brouette et d'une pelle il puisse accomplir son misérable travail. Sans y songer vraiment, il choisit l'orée du petit bois où la terre semblait meuble et où le souvenir du Viral viendrait moins le hanter comme un remord constant. Au début presque insouciant, il prit peu à peu conscience des mille bruits de la nature que son esprit enfiévré amplifiait en autant de dangers potentiels. Il ne savait pourtant pas où se dissimulait le danger le plus intense : ici, dans la nuit hostile, ou bien dans la maison où la jeune femme devenue indéchiffrable pouvait avoir des réactions imprévisibles. En jetant les dernières pelletées sur la tombe, il eut une impression de déjà-vu, comme si tout cela était inéluctable, comme si tout avait été à l'avance inscrit dans quelque livre de sa destinée. La sensation fut si forte que, épuisé, désespéré, il resta longtemps à contempler la terre fraîche. L'homme qui à présent reposait là avait eu lui aussi une vie, des espoirs, des joies. Pour la première fois, il se demanda s'il n'aurait pas été préférable pour lui, Julien Larcher, le survivant, de mourir comme les autres, comme tous les autres. Il avait peur. Il était seul dans un univers étrange et méchant. Il n'avait pas envie, il n'avait plus la force de continuer seul. Il se rendit compte qu'il pleurait. Il retourna à la maison, les nerfs à vif, se maudissant de tenir serré dans sa main moite son revolver, ultime et dérisoire rempart face à un avenir qui le terrorisait. Il courut s'enfermer dans sa chambre et bloqua une chaise contre la porte en un dernier obstacle contre lui-même. Le pire pour lui aurait été de devoir faire du mal au seul être qui lui restait. Il s'allongea sur le lit où il savait que, sous l'oreiller, il y avait encore la chemise de nuit de sa compagne silencieuse, cloîtrée à quelques mètres de là et si lointaine désormais.
Jeudi 10 avril
Deux jours ! Deux jours à attendre que la situation, d'une manière ou d'une autre, évolue, qu'elle se débloque. Car il fallait que cela arrive. Il le fallait impérativement sinon quoi ? Deux jours d'angoisse, de surveillance stérile, à guetter le moindre bruit, la moindre pulsation venue d'en haut. Mais rien que du silence. La première nuit, Larcher n'était pas parvenu à dormir comme si, quoi qu'il se produise, il lui eut fallu être éveillé, immédiatement présent, prêt à réagir sur l'instant à toute éventualité. Calfeutré dans la chambre dont il n'avait pas ouvert les volets, il avait regardé la lumière perler progressivement à travers les plinthes, par les interstices. Ses yeux accoutumés à l'obscurité lui permettaient de voir à la manière d'un chat mais il n'y avait rien à observer que les murs indifférents et les contours des quelques meubles. Il entendait vivre la maison aussi, par mille petits gémissements, mille craquements, mille plaintes. Rarement il s'était senti si impuissant, si seul. Au terme d'une éternité passée dans ce tombeau maléfique, il en était venu, par un phénomène de privation sensorielle, à imaginer une vie, une activité qui commençaient peut-être de l'autre côté de sa porte et cette sensation malsaine l'avait petit à petit terrorisé au point que, tout à coup, alors que depuis de longues minutes il n'était qu'un corps allongé sur un lit mortuaire, il s'était dressé d'un seul mouvement et était resté debout, en plein milieu de la pièce, comme au sortir d'un rêve effrayant qui vous étreint encore par delà la conscience. Je vais devenir fou, moi aussi, s'était-il dit, et pour conjurer la pensée, il avait jeté de côté la chaise qui calait la porte et, ouvrant celle-ci brutalement, avait fait entrer un flot de lumière aveuglante. Il s'était rué vers l'extérieur, sans réfléchir plus avant, parce qu'il le devait pour ne pas sombrer. Le jour, pourtant gris et blafard, lui avait brouillé les yeux et, à travers ses larmes, il était parti droit devant lui, sur la route déserte.
Quand il revint, tout était exactement en l'état. Il avait presque espéré que Coralie serait descendue. Il l'avait imaginée venant à sa rencontre, muette, les bras tendus dans un geste d'apaisement pour lui signifier qu'elle réintégrait enfin la Vie et qu'elle attendait de lui le réconfort qu'il désirait tant lui apporter. Au lieu de cela, il sentit la peur et l'anxiété l'accueillir de nouveau, compagnes fidèles qu'il haïssait sans pouvoir les écarter. Au soir, alors qu'il n'aurait pu toucher à la moindre parcelle de nourriture, il lui prépara un plateau que, face à son silence obstiné, il abandonna de guerre lasse devant sa porte avant de retourner à ses méditations moroses.
Le lendemain, au terme d'une nuit en tous points identique à la précédente, il alla s'installer dans le living pour observer la pendule à quartz égrener les minutes interminables. Bizarrement, alors que jamais le temps ne lui avait paru autant s'allonger, autant se dissocier, une certaine indifférence l'avait pris. Il s'était habitué à cet univers arrêté, à ce monde qui, après avoir détruit l'espace qu'il connaissait, lui enlevait maintenant la durée. Il laissa son esprit vagabonder par petites touches successives, sans but apparent. Ses souvenirs, ses observations intérieures, ses réflexions à peine ébauchées, se mélangeaient en un désordre agréable et il en arrivait à oublier et l'endroit où il se trouvait et l'acuité de son trouble. Le cerveau embrumé par toutes ses heures de veille gratuites, il revint une fois encore dans sa chambre, après une tentative tout aussi infructueuse à la porte close de Coralie et devant laquelle le plateau intouché semblait le narguer. La jeune femme pourtant était toujours là et n'avait pas profité d'un de ses nombreux moments d'inattention pour s'enfuir vers un devenir improbable car il put entendre bouger dans la pièce. Cette preuve de vie ne lui causa aucune joie particulière : la fatigue, l'ennui l'avaient conduit de l'autre côté de l'espoir.
Il reprit son récepteur ondes courtes le troisième jour et, face à la cheminée qu'il avait ranimée, il se concentra sur les mystérieux messages. Il n'arrivait pas à en comprendre la portée générale, ni même la signification des phrases ponctuelles utilisées. Les émissions n'étaient pas permanentes et il y avait de grands moments de silence durant lesquels son poste ne captait que des parasites, silence qu'au début il n'osa pas interrompre de peur de manquer la phrase, les mots qui lui permettraient peut-être de pénétrer le pourquoi de tout cela. Il put se rendre compte que les émissions avaient lieu à heures fixes - toutes les quatre heures ponctuellement, du moins dans la journée - et que leur durée était variable, oscillant de quelques minutes à une demi-heure pour la plus longue qu'il put repérer. Les intervenants étaient divers, surtout des femmes, mais il arriva progressivement à reconnaître leurs voix et à les baptiser de noms de fantaisie inventés par lui. S'étant emparé d'un bloc de papier, il chercha à retranscrire les différents éléments sans pour autant avancer dans leur décryptage. Un chiffre toutefois revenait très souvent - 128 - dont il comprit assez vite qu'il devait représenter un lieu puisque on invitait à s'y rendre. En revanche, ces interventions étaient toujours à sens unique : jamais personne ne semblait répondre. Malgré ses efforts de recherche sur d'autres fréquences, il n'arriva pas à entendre quoi que ce soit d'autre. Cette écoute fastidieuse procurait à Larcher une sensation étrange, comme s'il était entré dans l'intimité d'inconnus se livrant à une activité mystérieuse et impénétrable. Cela lui rappelait Orphée, le film de Cocteau et, souriant intérieurement, il se voyait en héritier d'un Jean Marais nouvelle manière, tout aussi obsédé que l'acteur par ces hiéroglyphes sonores. Une chose, en tous cas, était sûre : la tranquillité des voix et la permanence de l'anonymat des messages lui assuraient qu'il ne s'agissait pas d'un étrange exercice de Viraux en mal d'expériences de radio-amateurs. L'autre conclusion à laquelle il était parvenu était que le seul moyen pour lui d'en savoir plus serait d'envahir la fréquence à son tour, de se faire connaître, ce que le matériel rapporté du supermarché l'autorisait à espérer. Pour cela, néanmoins, il aurait fallu qu'il en eut envie, ce qui n'était pas le cas. Il se contentait pour l'heure de se laisser porter par la mélodie de ces mots sans suite, s'enivrant seulement de l'écoute de ce français incompréhensible mais dont l'existence même lui soufflait qu'ailleurs une Vie en apparence organisée avait réussi à se perpétuer.
Après avoir longuement étiré ses bras douloureux, il ouvrit les yeux et sursauta. Coralie était là, immobile, tranquille, à le regarder. Il s'était endormi, la main encore crispée sur son récepteur, et ne l'avait pas entendu venir. Elle le regardait sans sourire et ouvrit la bouche pour lui dire quelque chose qui ne vint pas. Finalement, après plusieurs efforts infructueux pour parler, d'une voix étouffée, elle arriva à dire :
- Je vais mieux. C'est fini. Je vais mieux.
Comme il s'apprêtait à lui répondre, à l'interroger, elle leva à mi-hauteur une main lasse pour lui demander encore quelques minutes de répit. Elle s'était assise dans le fauteuil qui lui faisait face et, assurée de son silence, elle se laissa aller en arrière, les yeux grands ouverts fixés sur le plafond. Une larme coulait sur sa joue gauche. Larcher, en apparence flegmatique, était fou de joie devant cette résurrection. Il aurait voulu se jeter sur elle, serrer dans ses bras celle dont il réalisait combien elle avait de l'importance pour lui, la couvrir de baisers, la submerger de questions et de paroles de réconfort mais il respecta sa demande et l'observa sans un mot. Elle portait les mêmes vêtements que lorsqu'il l'avait vue pour la dernière fois de la voiture, quand il l'avait abandonnée pour sa brève expédition. A présent, son jean, son pull étaient froissés, salis, encore tachés du sang du Viral. Son visage extraordinairement pâle, les cernes sous ses yeux, ses mouvements imprécis traduisaient son état d'épuisement mais c'était bien Coralie qui lui revenait, intacte, saine d'esprit. Il en aurait hurlé de soulagement. Le silence se prolongea, surréaliste. Enfin, elle se redressa, lui adressa un sourire douloureux et, en lui tendant les bras, d'une voix plus ferme, elle murmura :
- Je te raconterai mais pas maintenant.
Il s'approcha d'elle, hésitant, puis la prit dans ses bras. Il la laissa pleurer doucement contre lui.
A présent qu'ils étaient revenus à des rapports sinon normaux du moins habituels, la première chose qu'il exigea d'elle, malgré ses protestations, ce fut qu'elle dorme. Il l'installa dans la chambre où il avait vécu tant heures d'attente éprouvante. Elle jeta en boule ses vêtements sales et s'enfouit à même le lit, le visage encore marqué par ses épreuves. A peine avait-il tourné les talons qu'elle s'était profondément endormie. Il replongea dans son écoute laborieuse sans en apprendre plus et occupa les moments de silence avec le mini-ordinateur d'échecs. Il ne pouvait ni lire - rien ne l'intéressait car tout ce qu'il aurait pu trouver lui semblait obsolète - ni écouter de la musique qui ne réussissait qu'à l'impatienter davantage. Entre deux émissions, tandis que l'ordinateur réfléchissait, il imagina des stratégies pour entrer en communication avec ses mystérieux correspondants potentiels, stratégies qu'il hésitait néanmoins à mettre en application.
Le soir tombé, il dressa le couvert sur la table basse du salon (il lui paraissait impossible de dîner dans la cuisine) et alla jeter un coup d’œil dans la chambre. Malgré la fraîcheur de la maison, Coralie avait rejeté les couvertures et, nue dans la pénombre, lui tournait le dos. La vue de son corps abandonné entraîna chez Larcher une onde de désir qu'il réprima sur le champ, vaguement honteux. Elle l'avait entendu venir car elle se retourna en souriant.
- Bien reposée ? murmura-t-il sans originalité.
Elle s'étira en baillant.
- Je me sens un peu mieux. Plus calme.
Il s'avança pour allumer la lampe à gaz mais n'arriva pas à faire jaillir l'étincelle. Elle l'écarta doucement.
- Laisse-moi faire.
- Est-ce que tu as faim ? lança-t-il.
- Pas trop.
- Faut que tu manges. J'ai préparé deux ou trois trucs.
- Je viens mais d'abord je vais me faire un brin de toilette, si tu veux bien. Je suis vraiment crasseuse, tu t'en doutes.
- Tu veux que je fasse chauffer de l'eau ?
Elle refusa en silence et se leva d'un bond. Il la regarda partir vers la salle de bain où il avait changé quelques heures plus tôt l'eau – à défaut de l’eau des canalisations à présent muettes, il y avait celle d’un puits dans le jardin - et il se dirigea vers le débarras près du garage qui faisait office de cellier. Il consacra de longues minutes à choisir une bouteille de vin. Quand elle le rejoignit dans le living, elle avait passé un pantalon de velours bleu-nuit et un pull blanc à col boule qui la transformait complètement. Elle avait également remonté ses cheveux en un sage chignon, presque austère, qui lui donnait l'aspect d'une maîtresse de maison sur le point d'accueillir ses invités. Assis autour de la petite table, ils reprirent leur conversation comme si rien ne s'était passé. Seule, de temps en temps, une ombre fugitive voilait son regard. Tandis qu'il expliquait ses conclusions de l'écoute des messages radio, elle l'interrompit soudain pour s'exclamer :
- C'était Laurent.
- Hein ?
- Le Viral, le type dans la cuisine, c'était Laurent.
- Laurent, ton mari ? Mais...
- On ne saura jamais pourquoi... Il était malade, tu comprends. Complètement dingue. Il voulait se venger de je ne sais quoi. Il nous avait vus tous les deux ensembles mais ça, c'était seulement un prétexte. Il ne savait plus ce qu'il faisait. En réalité, il était devenu complètement fou...
La voix encore très émue mais sans pleurer, elle lui expliqua l'horrible scène à laquelle elle avait été confrontée, la bagarre. Et les heures d'épouvante qu'elle avait passées au premier étage à se torturer, à assumer ce qui, malgré tout, restait pour elle le meurtre de son mari. Elle ne regrettait rien. Elle n'avait pas eu le choix. C'était elle ou lui. Mais cela ne retirait rien à l'horreur de ce qui était arrivé. Dans les heures qui avaient suivi cette violence, elle avait vraiment cru devenir folle elle aussi. A un moment même, elle raconta qu'elle avait brandi à bout de bras la hache au dessus de sa tête, dans un geste absurde de dégoût et de désespoir, mais sa fatigue était telle, son désarroi si total, qu'elle n'avait pas eu la force d'agir. Larcher frissonna à l'idée de ce qu'il aurait pu trouver la-haut. Il ne chercha pas à interrompre sa compagne dans cette espèce de confession. Il ne voulait pas parler d'autre chose, orienter leur conversation vers des terrains moins douloureux tant il sentait au fond de lui que ces choses là devaient être verbalisées, tant il comprenait combien cela la soulageait de partager cette horreur, fut-ce au prix de son angoisse à lui. Il réalisait aussi sa force de caractère. Qui sait ce qu'il aurait fait si Élisabeth... Il comprit combien il admirait intensément Coralie pour ce courage et cette volonté. Après avoir fourni en bois la cheminée, ils restèrent un long moment côte à côte à regarder les flammes lécher amoureusement les bûches en autant de baisers mortels. Ils ne parlaient plus et se contentaient de savourer cette quiétude retrouvée. Après tout, il serait toujours temps d'aviser plus tard, d'interroger l'avenir. Elle ne lui demanda pas ce qu'il avait fait du corps.
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